22 novembre 1963
n’y avait pas moyen de cacher le suicide. Et il n’était pas pressé d’annoncer la chose aux soldats ni de troubler le repos du mort. On ne prie pas pour les suicidés, aussi Haguenier ne pensait-il pas à Dieu en ce moment, mais seulement à Ernaut – damné ou non, il sentait que son frère était du moins délivré de son angoisse de la veille. Comment ? Dieu le sait, mais il devait à présent mépriser du fond de la mort le joli corps d’Ida et sa petite tête vide. Car il avait souffert si horriblement, et quel être humain valait une telle souffrance ? Si un homme fou se donne la mort, n’est-ce pas comme s’il était mort par accident ? Et qu’est-ce que la raison, et qui n’est pas fou ? Car je le suis, moi aussi. Et je me damne aussi en toute conscience et volontairement. Qui ne lui pardonnerait ? Nous n’avons pas le droit de prier pour ceux qui sont comme lui, mais la Mère de Dieu a sûrement ce droit-là.
« Ernaut, frère, pensait Haguenier, pardonnez-moi, vous qui ne m’avez rien reproché, à moi qui vous ai si mal servi, si mal gardé. Je vous ai amené là et exposé à la tentation, et c’est moi encore qui n’ai pas su veiller près de vous dans votre grande angoisse. Frère, ami, c’est le Seigneur Jésus lui-même qui m’a demandé de veiller avec lui par votre bouche, et je me suis endormi comme le mauvais serviteur. Je vous ai trahi et j’ai trahi Dieu et j’ai tout trahi. Que me reste-t-il maintenant, à moi qui suis indigne maintenant de regarder dans les yeux mon père que j’ai si follement méprisé ? »
Il s’assit à côté du mort pour arranger les cheveux sur le front, et regarda longuement le visage, à présent calme et absent ; la peau tendue sur les larges pommettes saillantes, sur les fortes mâchoires serrées, était grise et lisse, une barbe de deux jours couvrait le menton et le bas des joues. Jamais on n’eût dit que cette tête sévère avait été celle d’un être si jeune et mort de désespoir. On eût plutôt dit un rude guerrier tombé au service de son seigneur. Et tel eût été sûrement le sort d’Ernaut, s’il n’avait pas aimé Ida. Un soldat simple et fruste qui n’eût demandé qu’à servir sans se poser de questions. Et qu’y avait-il en cette petite fille blonde et grasse au visage lourd, pour qu’elle ait réduit a cela cet être fort et intègre, et qu’elle n’aimait même pas ? Une grande amertume remplissait le cœur d’Haguenier, non pas contre Ida, mais contre la Femme, Ève tirée nue et innocente de la côte d’Adam pour donner la vie et la mort avec l’indifférence de la terre qui fait tout germer et engloutit tout. Voilà qu’elle lui avait tué son frère. Pourquoi Dieu nous a-t-il faits de telle façon que nous aimons tant cet être qui semble fait de même chair que nous et qui a un tel pouvoir ? Marie aussi lui paraissait à présent une ennemie, car elle aussi était de la race des bourreaux d ’ Ernaut. Pouvait-il penser à une femme sans trahir Ernaut ? Il l’avait déjà assez trahi sans cela.
HERBERT
Herbert, en apprenant la mort de son fils, ne prit même pas le temps d’aller voir le corps, il monta sur son gros cheval pie et fit d’un trait le voyage jusqu’à Jeugni, et là, tout essoufflé et sans se faire annoncer, il entra dans la salle où les parents des mariés étaient encore à table ; car c’était le deuxième jour de la noce. Il jeta son manteau sut un banc, et dit : « Cousin, beau sire Milon, je ne suis pas de la fête mais je viens quand même, car j’y ai ma part, moi aussi : mon fils s’est pendu cette nuit. » Puis il alla vers Ida, toute pile et effrayée, et lui donna un soufflet en plein visage. Joceran et les gendres de Milon se précipitèrent sur lui ; Herbert était de ces hommes dont parlent les chansons, qui peuvent tenir seul contre vingt, mais il n’avait plus l’agilité de sa jeunesse. Il fit une grande bagarre et donna quelques coups de poignard, mais fut à la fin blessé au bras et à la cuisse et jeté dehors.
Tant bien que mal, il remonta à cheval et partit, perdant son sang, mais assez satisfait d’avoir au moins provoqué un scandale qui rejaillirait sur Ida et les siens. Du reste, il ne comptait pas laisser l’affaire là. Il ferait brûler les champs de Joceran, et ses réserves de fourrage. Il l’enfumerait comme un loup dans sa tanière. « Je l’avais prévenu, pensait-il. À présent, il saura que ce n’est pas
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