22 novembre 1963
qu’ils font la fête. Il faut y arriver avant la nuit. Mais il est déjà laudes sonnées, le prêtre les a bénis. » Il avait une voix comme morte, sans accent, et dans ses yeux brillait la terreur démente d’une bête traquée à mort. Il se débattait pourtant. « Allons, dit-il, allons vite. Nous arriverons peut-être à temps. » Ils voulurent couper par la forêt, s’égarèrent en route, la nuit tombait. Les chevaux étaient fourbus. Le ciel était couvert, on ne voyait pas d’étoiles, aucun moyen de se guider. En arrivant à un village, Haguenier frappa à la porte d’une des chaumières. « Dans quel pays est-on, bonnes gens ? — Rumilli.
— Pour Jeugni, il faut prendre au nord le long du ruisseau, il y a encore une bonne lieue », dit Haguenier. Ernaut ne répondit rien. Mais il refusa d’aller plus loin.
Les deux frères descendirent de leurs chevaux et, après les avoir attachés, s’allongèrent sur l’herbe sous un grand chêne. Derrière les nuages, ils voyaient glisser une lune pâle qui n’éclairait pas grand-chose. La silhouette carrée et noire du château de Rumilli paraissait énorme comme une montagne. Une chouette pleurait tout près quelque part. Au loin, un son de cloches perdu et vague sonnait matines. Ernaut avait tout le corps secoué de sanglots secs, il se débattait comme un oiseau pris au piège, et gémissait tout haut. À la fin, il s’endormit, vaincu par la fatigue, mais Haguenier resta assis, s’efforçant de veiller, car il ne savait de quoi son frère était capable en ce moment.
Il faisait déjà jour lorsque Ernaut ouvrit les yeux. Il parut étonné, puis ses yeux s’agrandirent, noirs d’effroi. « Dieu ! ça recommence, dit-il. J’avais presque oublié, j’ai dormi. Frère, ne me quittez pas. Je sens que ça va si mal, c’est comme si j’avais les entrailles et la cervelle en bouillie. Je ne peux pas le croire, qu’ils m’aient réellement fait ça. Si nous allions à Jeugni quand même ? »
Mais quand ils s’approchèrent du manoir de Jeugni, d’où partaient de gais refrains de noce et des sons de vielle, Ernaut s’accrocha au bras de son frère, et sembla prêt à tomber de cheval. « Non, dit-il d’une voix étouffée, non, allons-nous-en, allons n’importe où, je ne veux voir personne maintenant. À quoi bon, tout est fini. »
Et ils retournèrent à Rumilli, où Haguenier acheta du pain et de la bière. Ernaut essaya de manger et ne put pas. Il tremblait de fièvre. Pourtant, il faisait de grands efforts pour se maîtriser.
« Non, disait-il, je ne vais pas me tuer. Ils seraient tous trop contents. Je sais qui m’a trahi et vendu. Je l’aimais, je lui étais dévoué comme un chien. Il m’a préféré Joceran, cette chose rampante. Tout le monde le déteste, mais moi je l’aimais. Mais il m’a trahi pour Joceran, le bâtard. Si je me passe la corde au cou il dira : bon débarras.
— Venez, dit Haguenier, nous irons chez la dame notre grand-mère, à Bernon. Elle est sage, et saura vous dire de bonnes paroles.
— Si vous voulez. Ma mère aussi est à Bernon, et voilà six mois que je ne l’ai pas vue. Je n’ai pas le courage d’aller la voir maintenant. Je voulais lui donner la moitié de ma solde, qu’elle ait de quoi vivre tranquillement sur ses vieux jours. Mais j’ai dû acheter trois chevaux et un harnais et puis – frère, je ne sais plus de quoi je parle : voyez : je ne sais plus ce que je viens de dire, répétez-le-moi.
— Vous parliez de votre mère.
— Ah ! ça ne sert à rien. Je sais qu’elle aura de la peine, mais que faire ? Oui, voilà : si je n’avais pas été bâtard, Joceran n’eût pas refusé. »
Il parlait vite et beaucoup, mais en semblant chercher ses mots et changeant à tout moment de sujet. Il parlait surtout d’Ida. « J’avais douze ans, disait-il, on jouait, elle était ma fiancée, on se caressait comme des fiancés, elle était petite aussi ; huit ans, oui. Mais moi je ne le prenais pas pour un jeu. Ils croient que je vais faire Dieu sait quoi. Ils seront bien déçus. Le Gros, surtout. Il vous donne un cheval pour vous en reprendre dix. Vous savez, je ne vous l’ai pas dit, il prête de l’argent à intérêts, comme un juif. Il en a prêté à Foulque de Rumilli, et à ceux de Chesley – des hommes de son rang ! pour des bourgeois, passe encore. Je connais toutes ses histoires, moi, et des pas propres, je vous le jure. Je pourrais me
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