22 novembre 1963
venger, mais je ne dirai rien, qu’importe ?
» J’aime mieux ne pas aller à Bernon, arrêtons-nous à la tour Rainard, on y sera plus tranquilles. »
Haguenier eût préféré emmener son frère chez la vieille dame, mais il n’arriva pas à vaincre son obstination. Ernaut voulait à tout prix rester à la tour Rainard, à présent presque déserte et assez délabrée, où trois vieux soldats montaient la garde. L’endroit passait toujours pour hanté, et en passant près de la pierre qui servait de tombe au vieux Rainard mort excommunié, et de sinistre mémoire, Ernaut s’arrêta un instant et fit un salut de la main, comme devant un ami. « Qu’avez-vous ? » dit Haguenier. Ernaut eut un sourire dur et insouciant. « Rien. Un futur voisin. Vous vous rappellerez cela. — Ernaut, frère, pour Dieu, allons à Bernon. Vous n’avez pas votre tête.
— Je l’ai encore. Non, ne pensez à rien de mal, ajouta-t-il d’un air radouci, comme un enfant qui veut cacher quelque sottise qu’il s’apprête à faire. D’ailleurs, je resterai avec vous. On boira. J’ai envie de me reposer. »
La fin de la journée fut morne au possible. Haguenier pria en secret un des soldats d’aller à Bernon et de dire à la dame qu’Ernaut était à la tour, et très malade. Mais Ernaut le devina et se mit en colère. « Je n’ai pas besoin de grand-mères ni de nourrices, dit-il, si vous faites venir la dame je m’en vais seul dans la forêt. » Il arpentait la salle carrée de long en large, puis s’installait sur le banc, essayait de boire. Mais il avait la gorge nouée. Vers le soir, il parut tout d’un coup comme calmé. « Frère, dit-il, je veux rester là, près de vous. Je suis dans une tentation terrible. Je ne veux pas faire cela. Mais si vous saviez comme je me sens mal. Parfois je me dis que c’est par entêtement que je veux le faire, pour les punir. À quoi bon ? Venez, on va dormir sur le lit ensemble, et vous me tiendrez très fort ; et puis je boirai, cela me fera dormir aussi. » Il paraissait tout à fait de bonne foi, mais dans ses yeux il y avait une petite lueur fuyante, comme si un autre homme regardait par ses yeux.
Haguenier était à bout de forces. Il s’était bien promis de veiller, mais il avait passé deux nuits sans sommeil, et à présent sa fatigue était telle qu’à peine couché sur le lit il dormait déjà, serrant dans ses bras les épaules d’Ernaut.
Dans le sommeil, un cauchemar terrible et sans forme pesait sur lui. Jamais il n’avait connu dans ses maladies ni autrement d’état aussi affreux. C’était comme si ses entrailles étaient devenues de plomb et ses os fondaient, et une telle nausée, un tel dégoût de la vie s’étaient emparés de lui que l’enfer n’eût pu être pire. On eût dit que d’immenses crapauds pleins de pus étaient venus écraser son corps de toutes parts, et le regardaient de leurs yeux morts. Il voulait se réveiller et les chasser et ne pouvait pas. Et cela durait tant qu’il pensait en mourir d’horreur, tout en sachant que c’était en rêve. À la fin, avec un effort terrible, il renversa la tête, et se mit à crier.
Et il ouvrit les yeux. Il faisait presque clair au grenier. Il était seul sur le lit. Il se leva en sursaut et chercha des yeux autour de lui. Le corps d’Ernaut pendait près de la meurtrière, à une des poutres basses du plafond.
Ernaut était mort depuis longtemps et déjà froid. Haguenier coupa de son couteau la courroie à laquelle il s’était pendu, et le corps glissa sur lui, si lourd qu’il faillit le faire tomber. Il le traîna jusqu’au lit et essaya de fermer la bouche et les yeux du mort ; chose étrange, l’horreur à présent avait disparu, et il lui semblait que son frère était là, près de lui, toujours le même, non plus dans ce corps bleui et froid, mais quelque part à côté, et qu’il s’agissait tout simplement de lui rendre un service d’ami en s’occupant de cette chose étrange qui gardait encore quelque chose des traits d’Ernaut. Il fallut entourer le visage d’une ceinture pour rapprocher les mâchoires. Les paupières tentaient tout le temps de s’ouvrir à nouveau sur leurs cornées blanches, Haguenier dut les tenir longtemps pressées sous ses doigts. Lorsque enfin le corps fut allongé sur le lit, les mains croisées sur la poitrine et le visage au repos, Haguenier s’assit par terre au pied du lit, se demandant ce qu’il fallait faire. Il
Weitere Kostenlose Bücher