22 novembre 1963
c’est pourquoi je vous parle ainsi. »
Le soir même elle lui dit qu’elle se croyait enceinte. En fait elle n’en était pas du tout sure ; mais il partait ; et elle n’avait que ce seul atout et ne voulait pas perdre une occasion de s’en servir. Haguenier se montra ravi, mais un peu incrédule : « À votre âge ? » dit-il. Puis il lui recommanda de bien se soigner, de ne rien dire à personne avant le cinquième mois, pour éviter les mauvais sorts, de faire brûler des cierges à saint Roch pour avoir un garçon. Bref, il dit tout ce qu’il fallait dire en pareille circonstance, mais dame Isabeau était assez femme pour sentir tout ce qu’il y avait d’indifférence sous cette gentillesse naturelle.
DÉPART
L’équipement était tout prêt, Herbert y avait veillé. Il avait fait ranger les hauberts dans les caisses, vérifier les roues de la charrette, essayer les chevaux de combat.
« Si tu me fais honte cette fois-ci, fils de chienne, dit-il, tu feras mieux de ne pas revenir au pays. » Pour une fois, Haguenier n’y tint plus.
« C’est bien ce que vous auriez voulu, je crois, dit-il. Du reste, n’ayez pas peur, je laisse ma femme grosse. Pour moi, ne vous faites pas de souci, Dieu me protégera bien sans vos prières.
— Hein ? dit Herbert, sang de vilain. Voyez, mes amis, si jamais un homme a parlé à son père de cette façon. Et qui t’a donné tes armes, chiot du diable ?
— Celui qui tient ma terre », dit Haguenier, en relevant le menton. Puis il plia le genou pour faire ses adieux à son père. Herbert lui tendit la main à baiser, puis ils s’embrassèrent, très froidement. Mais lorsque le jeune homme fut sur la route, le père, adossé à la grand-porte du château, le suivit des yeux en hochant la tête : depuis trois mois il s’était habitué au rire et aux chants de ce garçon.
Haguenier emmenait avec lui Pierre, deux écuyers et dix sergents. Tous ils devaient prendre la croix à Troyes avec le baron de Chantemerle et partir dans le Midi dans la première semaine de juin. Ils auraient le temps de faire leurs quarante jours et de retourner en Champagne avant l’automne. La troupe comprenait cent cinquante hommes environ – la plupart des croisés étaient partis au printemps.
À Troyes, les nouveaux croisés furent solennellement bénis par l’archevêque et se firent coudre sur le devant de leurs tuniques une grande croix rouge. Parmi les partants, seuls Haguenier et Pierre étaient nouveaux chevaliers, et ils étaient plus émus que les autres. Ils avaient parmi leurs compagnons des revenants de Constantinople, et deux chevaliers qui avaient déjà fait la guerre en Albigeois et qui brûlaient d’envie de servir à nouveau une si sainte cause.
Dans tous les sermons les prêtres proclamaient que cette croisade-là était plus sainte que les autres et plus profitable à la chrétienté. Car ils n’allaient pas combattre des païens, lesquels ne péchaient que par ignorance et pouvaient être convertis, mais des hommes inspirés par le diable lui-même, des baptisés qui foulaient aux pieds la croix, des chrétiens déjà rachetés par le sang de Dieu et qui s’étaient tournés contre Lui – des sacrilèges qui se servaient dans leurs orgies d’hosties consacrées et qui baisaient le derrière d’un chat en qui ils croyaient voir l’incarnation de leur maître le diable. Ils massacraient les prêtres et profanaient les églises, transformaient les couvents en lieux de débauches, prêchaient partout l’inceste et le suicide comme des œuvres profitables au salut de l’âme.
Que de telles choses fussent possibles, cela seul vous faisait bouillir le sang d’indignation, et les croisés qui partaient dans le Midi étaient bien décidés à ne pas faire de quartier à des gens capables de protéger de telles doctrines. Mais la guerre durait déjà depuis trois ans, et l’enthousiasme n’était plus le même qu’au début, ceux qui revenaient étaient un peu déçus d’avoir eu à se battre contre des hommes comme les autres et même chrétiens pour la plupart ; et il fallait toute l’éloquence des frères prêcheurs venus de Rome pour leur expliquer que la lèpre de l’hérésie n’est pas forcément peinte sur les visages.
Ce que pouvait être cette lèpre, Haguenier avait du mal à l’imaginer mais il se doutait bien que ce devait être quelque chose d’affreux – il était trop pieux pour ne pas frémir a l’idée qu’un
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