22 novembre 1963
hommasse et autoritaire, cette attitude était tant soit peu comique, mais Isabeau ne pouvait s’empêcher d’en être attendrie.
Elle lui conseillait de s’occuper des affaires du domaine et lui mettait sous le nez le coffret où elle gardait la liste des vassaux, des redevances annuelles, et les gages des prêts – car elle prêtait beaucoup – il haussait les épaules et disait : « Eh, amie, laissez cela à votre clerc. » Mais cette indifférence n’était qu’affectée, en fait il s’entendait mieux qu’elle en calcul, comme un garçon qui l’a appris depuis l’enfance, et il était fort au courant des affaires du domaine de Villemor. L’avant-veille de son départ pour Hervi, il prit la dame par la main et la mena dans le coin de la salle où elle tenait son écritoire et ses papiers, pour lui parler seul à seule. Il lui exposa posément ses conditions à lui, elle était libre de les accepter ou de les refuser, mais si elle refusait, disait-il, elle n’aurait pas à compter beaucoup sur son aide.
Il y avait bien réfléchi, disait-il. Le domaine rapportait tant et tant. Il se chargeait de faire exiger le service de corvée et le paiement des dettes, et tous les comptes lui seraient soumis par le clerc de la dame. Il voulait pour ses dépenses la moitié des revenus du domaine, plus ce que lui coûteraient l’entretien de la maison, les paies aux soldats, le fourrage, les cierges et les épices. Le reste serait pour la dame, elle en disposerait à son gré. À ce compte, il s’engageait à passer avec elle une semaine par mois, en moyenne, sauf pour les mois où il serait en campagne au loin. Il s’engageait à donner à ses frais une fête à tous les vassaux et sous-tenanciers du domaine, à Noël et à Pâques ; à donner chaque année des habits de laine à tous les écuyers nobles de la maison, et un cheval à tout fils noble l’année de ses dix-huit ans ; à recevoir à ses frais les fils et les frères de la dame, si toutefois ils ne venaient pas plus d’une fois tous les deux mois, les autres fois la dame couvrirait elle-même les frais supplémentaires d’épices, de chandelles et de vin. Il s’engageait à faire siennes toutes les querelles des vassaux attachés au domaine, à se porter garant pour tout homme du domaine qui aurait un procès, et à soutenir les parents de la dame dans toute affaire qui ne serait pas contre les intérêts de sa famille à lui. Il s’engageait à ne pas tenir de concubine dans la maison, à ne pas frapper les gens attachés au service personnel de la dame, et à lui faire, à elle, un cadeau les jours de grande fête. « Si vous me tenez parole, dit-il, je vous tiendrai parole moi aussi. Vous n’aurez pas à vous plaindre de moi.
— Mon ami, dit la dame, on voit que vous êtes jeune : vous croyez que tout se compte et s’arrange ainsi d’avance. Vous verrez que votre argent sera plus vite dépensé que ramassé. Et quand vous ferez des dettes, dois-je, moi, m’engager à les payer ?
— Ne vous en occupez pas, amie. Dites-moi seulement si mon offre vous convient. Pour les charges que j’aurai, je mérite bien la moitié des revenus. Pour les dettes, si j’en fais, je m’engage à vous rembourser, ne craignez rien. Je ne suis pas de ceux qui se font entretenir par leurs femmes. »
Isabeau hocha doucement la tête. « Cela se dit, mon pauvre ami. Mais je sais bien que tant que votre père vivra, je ne toucherai pas un sou sur le douaire qu’il m’a promis, et comme il a tout juste mon âge, il faudra bien que vous viviez sur mon compte. C’est bien pour cela qu’on vous a marié, je suppose.
— On ne m’a pas demandé mon avis. Votre parenté n’avait qu’à mieux y voir. Si vous avez si peu de confiance en moi, vous voulez peut-être que je vous fasse un écrit en règle, avec mes amis pour prêter serment ?
— Ne le prenez pas sur ce ton, mon ami. Je ne vous fais aucun reproche. Je me dis seulement que vous aurez sûrement plus de dépenses à faire que vous ne pensez. On m’a dit que vous portiez les couleurs d’une dame, à Troyes. »
Haguenier devint très rouge au souvenir de son malencontreux tournoi, et la dame en fut contrariée, mais se dit qu’à son âge il était ridicule de se montrer jalouse d’un homme aussi jeune. « Allez, dit-elle, je vous souhaite bonne chance. Et ne vous faites pas plus de souci qu’il ne faut pour vos dettes, car vous en ferez, J’ai des fils de votre âge,
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