22 novembre 1963
homme pût souiller en lui-même l’image de Dieu, et haïr Celui qui est tout Amour. « Les bourreaux du Christ, pensait-il, ne savaient ce qu’ils faisaient et déjà nous les haïssons comme nos pires ennemis ; ceux-là savent ce qu’ils font, et se réjouissent de faire du mal à Dieu. C’est comme s’ils étaient déjà en enfer et devenus des démons. » C’était le devoir de tout homme de cœur de défendre son Dieu et d’empêcher qu’on l’outrage. Eût-il toléré de voir offenser son père ? Et pourtant Herbert de Linnières était une image bien imparfaite de Dieu. Que ne devait-il donc pas à ce Père qui n’était que bonté et amour ?
En Normandie, pourtant, cette croisade n’était pas aussi populaire qu’en Champagne, et il avait souvent entendu des discussions sur ce sujet ; la noblesse normande était encore trop proche de celle de la Guyenne, beaucoup d’hommes y avaient des parents et des amis. Haguenier parlait la langue d’oc presque aussi bien que la sienne propre et aimait les chansons des troubadours, et il se sentait un peu triste à l’idée que beaucoup de chevaliers du Midi, bons chrétiens, étaient forcés de défendre la mauvaise cause – étant laïc et soldat, il comprenait parfaitement qu’un serment de vassal pût passer parfois avant les intérêts de Dieu ; peut-être en eût-il fait autant lui-même. En Normandie, on disait volontiers que l’hérésie était affaire d’Église et qu’on eût pu s’y prendre autrement pour découvrir et brûler les vrais hérétiques ; que le pape était un bien saint homme, mais qu’on le trompait ; que Raymond de Toulouse n’avait jamais adoré le diable ; et qu’il pouvait être un traître et un fourbe, cela ne voulait pas encore dire qu’une guerre menée contre lui fût une guerre sainte.
Haguenier savait tout cela. Il pensait que c’étaient probablement des considérations assez mesquines – on défend Dieu ou on ne le défend pas. Il se demandait seulement parfois si l’on avait vraiment trouvé la bonne façon de Le défendre.
La troupe avait à peine dépassé Troyes et s’arrêtait pour laisser reposer les chevaux ; la foule de femmes, de paysans, de mendiants, massée sur les talus, les regardait passer, les enfants jetaient de l’herbe fraîche sous les pieds de leurs chevaux, les femmes souriaient en levant leurs mains en l’air pour les saluer, les vieillards les bénissaient – grande était la force de cette croix rouge qu’ils avaient sur la poitrine, grande aussi la soif d’amour et de pitié des pauvres gens – ces hommes qui s’en allaient au loin pour Dieu, c’étaient des Champenois comme eux, des gars du pays, tout soldats, tout mangeurs de pauvres qu’ils fussent. Et ils allaient être en grand danger et faire de belles actions pour Dieu.
JEU DE DAME
Les croisés allaient déjà se remettre en route, quand une mince fillette en robe bleue sortit de la foule, et s’accrocha à la jambe d’Haguenier. « Seigneur chevalier, lui dit-elle à mi-voix, vous portez sur vous une écharpe pourpre que vous n’avez pas trouvée ni achetée.
— Ma belle amie, dit-il, je vois que c’est ma dame qui vous envoie. Veut-elle quelque chose de moi ?
— Oui, dit la jeune fille, elle vous dit d’aller sur-le-champ la voir à Mongenost dans son jardin. »
Marie voulait par là éprouver l’amour du jeune homme, et voir s’il ne craindrait pas de se rendre ridicule ou de passer pour lâche. Haguenier n’était pas homme à se troubler pour si peu, il vit le piège tout de suite. Il dit à Pierre : « Ne m’attendez pas, je vous rejoins dans deux heures », sortit des rangs au risque de piétiner la foule, tourna bride et partit au grand galop sur la route de Troyes, sous les regards surpris de ses compagnons.
La route longeait la Seine. La chaleur était grande, le cheval était devenu tout noir de sueur, Haguenier fut obligé de ralentir, il avait pitié de la bête : « Ah ! je te ferai bien reposer, bien nourrir à Mongenost ! pensait-il. Ah ! la belle dame qui me vaut ce coup, s’est-elle assez moquée de moi ! C’est son droit, Dieu le sait. Mais elle me donne aussi un droit sur elle, la belle, la douce. Et je le ferai valoir un jour. Dieu le sait. » Ah ! par combien de caresses il le ferait valoir, son droit, comme il lui ferait payer en baisers chaque minute perdue. « Ô la plus douce, la plus gracieuse, la plus fausse ; j’aurai plus de
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