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22 novembre 1963

22 novembre 1963

Titel: 22 novembre 1963 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Adam Braver
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paraissait souffrir ni de la chaleur ni de la fatigue.
    C’était une grande femme maigre, au visage très beau encore, mais brun, sévère et comme desséché ; de longues mèches de cheveux d’un noir bleuté tombaient de sa coiffe, et ses grands yeux noirs étaient troubles et fixes, comme cloués sur place pour toujours par une douleur trop forte. Et elle marchait, muette, indifférente comme une somnambule, sachant à peine qu’elle marchait, regardant devant elle sans rien voir de ses yeux de bête blessée à mort. Ses joues et ses lèvres avaient déjà la couleur grisâtre, inhumaine des chairs mortes, et les filets de sang qui coulaient parfois de sa bouche étaient la seule chose qui parût vivante sur son visage.
    La fille – elle s’appelait Afrania – n’avait guère plus de quinze ans ; peut-être moins. Malgré sa maigreur, ses joues et ses épaules étaient de forme arrondie, comme celles des enfants. Elle n’était ni gaie ni triste, elle parlait peu ; parfois elle se mettait à courir le long des talus pour se dégourdir les jambes, caressait les chèvres, fourrait des regards curieux sous la toile des charrettes, puis revenait vers sa mère et frottait doucement sa joue contre l’épaule de la femme.
    La Mère marcha ainsi pendant trois jours. Le soir du troisième jour, elle tomba à genoux, laissant échapper son bâton. Afrania voulut la relever, mais elle s’affaissait toujours, la tête penchée de côté ; la jeune fille s’agenouilla près d’elle, renversa la tête de la femme sur sa petite épaule nue. La Mère avait la bouche grande ouverte et ses grandes prunelles étaient troubles et sans regard. Le grand soleil tombait dessus sans faire seulement trembler les paupières.
    Riquet avait couru vers les deux femmes, Afrania le regardait bouche bée, les yeux figés d’étonnement. « Elle est morte », dit-elle. Riquet l’aida à tirer le corps sur le bord de la route et se pencha pour faire sur la morte le signe de la croix. In nominem… Mais Afrania, rapide comme un oiseau qui défend son nid, s’était jetée devant lui, lui fermant la bouche de ses mains. Elle paraissait terrifiée. « Pas cela, pas cela ! » glapit-elle. Et toute tremblante, elle se mit à tirer le cadavre vers la pente, et le fit rouler dans les ronces. Puis elle resta là, agenouillée, regardant en bas, les yeux vides d’horreur, les mains collées aux joues.
    Riquet la prit par l’épaule. « Viens, mauvaise, les nôtres sont déjà loin. » Les réfugiés de Lodève passaient devant eux ; les hommes, attelés à une charrette, traînaient les malades ; les enfants, curieux, se penchaient sur le talus pour regarder le cadavre sur lequel, déjà, un vautour s’était posé. Riquet et la jeune fille se mirent à courir pour rattraper leurs compagnons. Ansiau lui demanda : « Qu’est-ce qui se passe ? — C’est la Mère qui est morte », dit Riquet.
    Et on ne parla plus de la Mère. Afrania ne paraissait pas plus triste qu’avant ; elle semblait seulement se méfier de Riquet et le regardait à la dérobée de ses grands yeux apeurés. Elle chantonnait toujours en marchant, et taquinait les chèvres. Peu à peu elle s’était comme liée d’amitié avec Auberi : ils ne se parlaient guère, mais marchaient côte à côté, échangeant des sourires timides et comme interrogateurs. Ils ne savaient au juste ce qu’ils devaient penser l’un de l’autre.
II
L’OISEAU ÉCRASÉ
    Ansiau ne voulait pas mendier, ni laisser mendier Auberi, mais en attendant il laissait fort bien Riquet et Afrania mendier pour toute sa petite troupe et ne leur demandait pas où ils prenaient le pain qu’ils apportaient. En fait, Afrania rapportait quelquefois des miches entières de pain, des figues, des oignons, une fois même elle tira de sa jupe un petit jambonneau. Auberi la regardait avec admiration, et pensait qu’en effet les bonnes gens ne devaient rien avoir à refuser à une aussi gentille fille : lui-même avait si pitié d’elle qu’il lui cédait volontiers sa part de figues ; elle prenait, sans remercier, le regardant seulement bien en face de ses yeux ronds et brillants.
    Mais Riquet dit, le soir du jambonneau : « Elle nous fera tous écharper un de ces jours, la mauvaise. » Les deux aveugles n’y firent pas attention, mais Auberi demanda : « Et pourquoi donc ? — Hé ! tu sais ce que coûte un jambonneau, hein ? » Afrania, assise par terre, les jambes

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