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22 novembre 1963

22 novembre 1963

Titel: 22 novembre 1963 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Adam Braver
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repliées, mâchait tranquillement son pain et regardait le ciel rouge de ses yeux vides.
    « En ville, dit Riquet, on l’aurait mise au pilori pour ça, et avec cent coups de nerf de bœuf par-dessus le marché. »
    Auberi se dit que Riquet plaisantait, jamais personne n’aurait le cœur de faire une telle chose à Afrania. Mais il était bien vrai qu’elle était une voleuse de premier ordre. Elle n’avait peur de rien, et prenait ce qu’elle voulait sous le nez des gens, et ne se faisait jamais prendre. Elle semblait le faire par jeu, pour s’amuser, car elle n’était pas gourmande, elle mangeait très peu et sans y faire attention.
    La troupe des fuyards dut s’égailler dans la montagne et redescendre vers la vallée voisine pour suivre le cours d’un torrent desséché ; une grosse troupe de croisés devait passer et malgré l’espoir d’aumônes ou de gain, on en avait peur – Dieu sait quels croisés c’étaient. Ansiau, pourtant, brûlait d’envie d’attendre les soldats, de se mêler à eux, mais ses compagnons, Bertrand surtout, en avaient trop peur. Il fallut donc grimper sur des rochers, traverser les bois, perdre trois longues journées de route.
    Ansiau se sentait donc de très mauvaise humeur. Les plantes de ses pieds, pleines d’épines et de cailloux, s’envenimaient, la chaleur et la fatigue l’abrutissaient complètement ; et cet homme qui pendait de tout son poids à son bras lui devenait un tel fardeau qu’il en arrivait à ne plus sentir autre chose que ce poids, cette chaleur moite, ce pas boitillant et irrégulier qui entravaient sa marche. Et dire que c’était encore un ancien hérétique, un homme qui portait peut-être malheur, et un mauvais compagnon par-dessus le marché. Mais après tout, c’était un homme libre, un fils de noble femme, et on ne pouvait pas l’abandonner.
    Et Bertrand prenait peu à peu en haine son vieux compagnon de misère – était-ce pour l’odeur de ses pieds pourris, ou pour son parler terriblement vulgaire d’homme du Nord, car le vieux s’exprimait en langue d’oc à la façon des soldats mercenaires, écorchant les mots, mettant des e pour des a, des ou pour des o, et avec cela il croyait bien parler et reprenait Auberi pour les fautes qu’il faisait. Mais surtout Bertrand ne pouvait supporter la frivolité de cet homme, son attachement à tout ce qui lui rappelait les armes, la chasse, la bonne chère ; aux haltes, il demandait à Auberi quels oiseaux planaient dans le ciel, combien il y en avait ; entendait-il parler d’une troupe de soldats qu’il voulait savoir les couleurs de leurs bannières, les armoiries des écus, et puis il demandait : « Le soleil est-il bas, de quelle couleur est-il, quels sont les nuages », ou s’il y avait des étoiles, si on les voyait bien, si le ciel était clair. Et pourquoi diable avait-il besoin de le savoir, et de rappeler sans cesse que ces choses-là, lui, Bertrand, ne les verrait plus, plus jamais, plus jamais – ce vieux retombé en enfance qui s’amusait ainsi à tromper son malheur, qui croyait sottement voir un ciel étoilé ou un soleil rouge parce que l’enfant les lui décrivait ! – et Bertrand n’entendait que la voix grêle et dure d’un petit Auvergnat insolent, et cette voix lui écorchait les oreilles, et il ne voyait rien, rien, et il eût voulu que personne ne vît rien ; jamais plus il ne verrait le beau visage de son fils, ses grands yeux noirs sous leurs sourcils purs et nets comme des ailes d’hirondelles – et que lui importait ce ciel mort, ce soleil mort – des voix, des voix étrangères, des voix qui n’auraient jamais de visage. Il se demandait si ses frères avaient eu le temps de s’enfermer dans leur château, si son fils n’était pas déjà en train de porter le haubert – on arme les enfants si jeunes en temps de guerre ; s’il n’était pas pris dans une embuscade, prisonnier, torturé peut-être, il n’était pas de ceux qui abjurent, lui… Et il fallait se traîner là par la montagne, par les ronces, au bras de ce lourd imbécile qui était par-dessus le marché aveugle, et c’était comme une insulte de plus à son malheur.
    Le soir, pendant les haltes, quand la chaleur tombait, quand les cigales se remettaient à crisser de plus belle, Riquet entonnait des chansons, de ces vieilles chansons provençales que Bertrand lui aussi avait connues étant jeune, avant cette maudite conversion que Constanza lui avait

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