22 novembre 1963
s’efforçant de comprendre ce que voulaient dire ces bruits de pas et de voix au loin. Le paysan le dévisageait avec méfiance ; la femme aussi s’était rapprochée. Elle était maigre et noire, avec un gros ventre et des yeux cernés.
« C’est un soldat, cet homme-là, dit-elle.
— Par Dieu, il en a l’air, dit l’homme. Un vrai soldat.
— Je suis aveugle, dit le vieux.
— Non, il n’est que borgne, dit la femme, se serrant contre l’homme. Et tu vois, il a le parler du Nord. » Le paysan regardait l’étranger avec une haine mêlée de dégoût, et s’essuyait lentement les poings contre ses chausses.
« Va-t’en, charognard ! dit-il, dans un râle, va-t’en, je te dis ! » La femme se baissa et, ramassant une grosse poignée de terre, la lança au visage du vieux : il trébucha et s’essuya le visage. Auberi, effrayé, le tira par la main pour l’emmener. À ce moment-là, les deux gars et la femme en jupe courte étaient déjà tout près. La femme s’était baissée à nouveau, et avait pris une grosse pierre qu’elle balançait au-dessus de sa tête. Et elle cria aux autres : « À moi, c’est un soldat, tuez-le ! » Ce fut alors un cri de haine, tous parlaient en même temps. La pierre atteignit le vieux dans les reins, il tomba. Une autre pierre lui broya la joue, une autre le frappa au front, une autre atteignit Auberi en pleine poitrine.
L’enfant réussit à relever l’aveugle, et le tirait de toutes ses forces après lui, et tous deux couraient, trébuchant sur la terre labourée et pierreuse. Les deux femmes criaient : « Prenez-les ! Prenez-les vivants ! » Auberi voyait des hommes qui accouraient du village avec des fourches, il haletait, il s’accrochait au bras du vieux : « Plus vite, plus vite, courons. » Ansiau avait perdu son bâton et se sentait tout à fait perdu, il lui semblait qu’Auberi le tirait dans tous les sens, il s’arrêtait, glissait… À la fin, ils se trouvèrent dans le taillis de ronces et, après s’être déchiré les braies et la peau des jambes, ils atteignirent le bois, et Auberi traînait toujours son maître par la main, sans regarder derrière lui, si bien que l’aveugle se heurtait la tête contre les troncs d’arbre, s’accrochait le pied aux racines. Puis tous deux glissèrent dans un ravin plein de jeunes chênes et de branches mortes. Là, couchés sur la pente, ils ne bougeaient plus, leurs cœurs battaient à se rompre, et leur haleine était bruyante comme celle de bêtes aux abois. Leurs oreilles bourdonnaient tellement qu’ils ne pouvaient même plus entendre si on les poursuivait encore. Auberi sentait toujours résonner dans ses oreilles le cri : « Prenez-les vivants ! » il ne savait plus s’il l’entendait pour de bon.
Le temps passait, et Auberi croyait toujours entendre des cris, et son cœur battait à le secouer tout entier, et pourtant il finissait par comprendre que tout était tranquille autour d’eux. Seuls des corbeaux tournaient au-dessus du ravin. À côté de lui, le vieillard gisait, la tête renversée en arrière, le visage et la barbe entièrement couverts de sang caillé. Comme il ne bougeait pas, Auberi eut peur et demanda : « Mon seigneur, vous m’entendez ?
— Oui, mon garçon. Y a-t-il de l’eau par ici ?
— Je ne sais pas. J’ai peur d’aller en chercher. Avez-vous très soif ?
— Ça ne fait rien. » Le vieux parlait avec effort. « Je bois mon sang. »
Auberi prit le pan de sa chemise et tenta d’essuyer le visage de l’aveugle. Il arriva à enlever les caillots avec le sang frais, et à nettoyer les blessures. Le vieux gémissait un peu quand l’enfant frottait trop fort. Puis, faisant un grand effort, il serra les mâchoires – cela fit un bruit d’os qui craquent, et il pensa s’évanouir de douleur – après, il pencha la tête sur le côté et cracha les molaires brisées. Le sang coulait de plus en plus fort, tant qu’il en avait la bouche pleine et devait cracher sans cesse.
Auberi lui essuyait la bouche et le front, les yeux élargis par la pitié et l’effroi. « Oh ! comme Dieu va les punir, disait-il. Comme Il va les punir ! » Il était presque effrayé à l’idée du châtiment qui attendait ces paysans. Il était sûr que son maître était au mieux avec Dieu.
« Bon ! après tout, dit Ansiau en baissant la tête, c’est bien vrai que j’ai l’air d’un soldat. »
Auberi se leva, frotta ses jambes
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