22 novembre 1963
est-ce déjà le matin ? C’est le froid qui m’a réveillé.
— Ah ! maître Bertrand, dit Auberi, en fait de pain, on peut dire que nous en avons eu ! De gros pains bien lourds et bien durs qu’on nous a jetés sur la tête ! Et nous sommes encore bien heureux d’en être quittes pour si peu.
— Alors il nous faudra mourir, dit Bertrand. Je sens déjà que mon corps enfle de faim. »
Ansiau ne parlait plus, car les os brisés dans sa bouche le faisaient presque pâmer de douleur, et il avait peur que la blessure ne s’infectât. De plus il avait mal aux reins. Auberi pleurait, mais sans faire de bruit, et avalait les larmes qui lui coulaient par les yeux et par le nez.
Le lendemain vers midi, Auberi vit sur la route deux moines de l’ordre de Saint-Benoît, qui s’avançaient assis sur une grande mule grise. Il courut au-devant d’eux ; l’un des moines, effrayé, leva son bâton. Auberi cria. : « Mon père, pitié, pitié, nous mourons de faim. » À la vue des deux hommes couchés à terre, l’un les yeux crevés et l’autre la tête couverte de sang, les moines s’arrêtèrent et descendirent de leur mule.
Ils firent boire aux aveugles un peu de vin de leur gourde, et les installèrent tant bien que mal sur la bête. « Il ne faut pas qu’ils mangent tout de suite, ça leur ferait du mal, dit l’aîné des frères, il faut les mener jusqu’à l’abbaye de Saint-Pierre et les mettre à l’hôpital. » Et ils suivirent la mule à pied ; Auberi clopinait à côté, il avait à peine la force de traîner ses pieds engourdis.
RÉFLEXIONS SUR LA FIN DU MONDE
Les moines parlaient entre eux des nouveaux miracles accomplis par Dieu au profit de la vraie foi. Un cavalier revêtu d’une armure d’or était venu se joindre à une troupe de croisés au moment où ils attaquaient les hérétiques. Personne ne savait d’où il était. Il avait transpercé de sa lance plusieurs chevaliers hérétiques, et après on n’avait pas découvert sur leurs cadavres la moindre blessure. Il n’avait parlé à personne, et à la fin de la bataille il avait tout d’un coup disparu, comme s’il avait fondu dans l’air ; mais les croisés l’avaient bien vu et avaient aperçu un dragon sur son bouclier. Et après ils avaient appris que l’église du village voisin était consacrée à saint Georges. « Nous verrons encore bien d’autres merveilles, frère Enguerrand, disait le plus vieux des moines. Vous n’avez qu’à lire la Révélation de saint Jean pour voir que les temps sont révolus, et que tout arrive comme il a été prédit.
— Non pas, frère Humbert, non pas. On l’a déjà dit bien souvent, mais les signes ne concordent pas. D’abord, il a été prédit un grand tremblement de terre, et on se serait bien aperçu s’il était arrivé.
— Vous parlez comme les gens du peuple qui prennent tout à la lettre. Je vous prouverai, frère Enguerrand, qu’il faut entendre tout cela dans un sens spirituel, et c’est dans le cœur des hommes que se passe toute chose. Car un tremblement de terre n’est rien en soi et n’est qu’une œuvre de nature. Il y a aussi des gens fous qui prétendent nier les signes des temps parce qu’ils n’ont pas vu les anges ni entendu leurs trompettes.
Il y en a aussi qui interprètent l’écriture à tort et à travers, et qui disent que l’Antéchrist n’est autre que le comte de Foix, et que les cavaliers avec leurs cuirasses couleur de feu et d’hyacinthe sont les chevaliers du Nord, parce qu’il y en a qui mettent comme une tête de lion sur les oreilles de leurs chevaux ! Et cela prête à de grandes contradictions et scandalise les fidèles. Il faut avoir le sens spirituel.
— Pourtant, frère Humbert, les signes décrits sont bien précis, et il est bien téméraire de les nier.
— Et n’avez-vous donc pas vu, frère Enguerrand, l’eau changée en sang par les massacres, et le tiers des arbres brûlé, et les eaux devenues amères par tous les cadavres jetés dans les rivières et les puits ? N’avez-vous pas vu le soleil et la lune perdre leur clarté par la fumée des incendies, et les sauterelles dévastant nos champs, et les hommes tourmentés et désirant de mourir, et les hommes tués par les chevaux, et par le feu, et par la fumée – tout cela vous l’avez aussi vu de vos yeux, frère Enguerrand. Mais les signes spirituels, il faut les sentir dans les angoisses de son propre cœur. L’Antéchrist que le
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