4 000 ans de mystifications historiques
les hommes » selon l’oracle de Delphes, c’est-à-dire la voix du dieu Apollon. Il l’accusa de deux crimes : « Corruption de la jeunesse » et « Négligence des dieux de la cité et pratique de nouveautés religieuses ». Il refusa d’être défendu par un avocat célèbre, Lysias, qui l’aurait sans doute tiré d’affaire, et assuma lui-même sa plaidoirie. Elle fut tellement désinvolte et insolente que l’Aréopage indigné le déclara coupable par 280 voix contre 220.
Les procureurs avaient requis la mort : il boirait une coupe de ciguë, selon la pratique athénienne. Il aurait pu négocier sa peine, mais il déclara qu’il était un bienfaiteur de la Cité et qu’il devrait être entretenu par elle. Alors l’indignation de l’Aréopage s’amplifia : la majorité favorable à la peine de mort augmenta. Socrate boirait la ciguë. Il la but, en effet, arguant que, puisque la peine avait été prononcée par un tribunal légitime, il devait l’accepter. Il avait alors soixante-dix ans. Ses amis lui avaient offert d’organiser son évasion de prison ainsi que l’exil dans un lieu sûr, mais il refusa avec fermeté. La condamnation à mort acceptée ressemble alors à un suicide.
Vingt-cinq siècles plus tard, aucune explication plausible du jugement des citoyens d’Athènes n’a été offerte. On ne connaît qu’indirectement les preuves et les exemples spécifiques de corruption invoqués par l’Aréopage. Les allusions à l’homosexualité ne sont évidemment pas soutenables, car celle-ci n’était pas délictueuse à Athènes. Quant au second chef d’accusation, il se réfère aux allusions à une divinité insaisissable qui ne correspondait pas aux définitions des dieux que révérait Athènes et qui se manifestait à lui sous la forme de son célèbre daimon , son génie personnel.
Cependant, la sentence de l’Aréopage a pris au cours des siècles les couleurs d’une injustice monstrueuse et son acceptation par Socrate a été interprétée comme l’expression d’un stoïcisme admirable devant l’injustice des Athéniens. Tous les ouvrages scolaires et universitaires, toutes les encyclopédies sont unanimes sur ce point. Le philosophe a ainsi revêtu des dimensions quasi christiques de héros défenseur de la vérité qui accepte courageusement la mort.
Plusieurs historiens ont mis l’accusation de Socrate au compte de l’inintelligence et de l’influence des accusateurs Anytos, Lycon et Mélétos ; à supposer qu’ils aient en effet été bêtes et méchants, pareille plaidoirie fit bien peu cas de la majorité des Athéniens qui votèrent pour la condamnation à mort : plus de trois cents sur cinq cents. Il faudrait qu’il y ait eu à Athènes beaucoup de gens bêtes et méchants.
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La vérité est bien différente. Et elle ne correspond guère aux apologies des vingt-cinq siècles successifs.
En 399 av. J.-C., Athènes émergeait de la désastreuse guerre du Péloponnèse, qui l’avait ruinée, et de deux épisodes de tyrannie sanglants : la tyrannie des oligarques, dite aussi des Quatre Cents, en –411, et la tyrannie des Trente, en –404. La jeune ébauche de démocratie athénienne avait manqué y sombrer. Or, parmi les meneurs de l’une et de l’autre, on trouvait des disciples de Socrate, Charmide et Critias. Platon a d’ailleurs donné leurs noms à deux de ses Dialogues (comble d’impudence, il a ajouté au Charmide un second titre, De la sagesse morale ).
Pis encore, l’homme qui avait causé la ruine d’Athènes, Alcibiade, aventurier tapageur, provocateur et cynique, compromis dans un scandale de mauvais goût (lui et une bande d’amis avaient castré les hermès qui servaient de bornes protectrices de la cité), mais riche et joli garçon, était celui-là même dont Socrate s’était écrié : « J’aime deux choses au monde, Alcibiade et la philosophie. » Désertant Athènes, Alcibiade était passé dans le camp de Sparte, l’ennemie jurée, et avait indiqué à ses chefs comment priver sa ville natale de ressources : en s’emparant des mines d’argent du Laurion, qui n’étaient gardées que par des esclaves. Et, après la défaite d’Athènes et la destruction des Longs murs qui protégeaient le port du Pirée, ce détestable trublion était revenu, seul sur un navire à la voile pourpre, comme s’il était un roi.
Charmide, Critias et Alcibiade étaient donc devenus trois des personnages les plus exécrés de la
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