À La Grâce De Marseille
ou quelqu’un, si Dieu le veut. Bordeaux est une grande ville. »
Charging Elk se rappela alors la première véritable conversation qu’il avait eue avec Nathalie un jour dans le potager : «… je préfère vivre où il n’y a pas trop de monde. Pas vous ? » Comment expliquer à Vincent qu’elle était heureuse ici, et en sa compagnie ? Pourquoi ne voulait-il pas le voir ? Un autre souvenir lui revint alors, jailli d’un lointain passé, d’une existence antérieure – celui de son cher kola, Strikes Plenty, qui disait : « Que vaut la vie qu’on mène ? Un jour, on sera vieux et il ne nous restera plus que des souvenirs d’hivers rudes sans femmes et sans viande. Je ne veux pas de cela. »
Le rêve de bonheur que l’Indien avait entretenu venait de s’écrouler. Vincent avait raison. Elle trouverait quelqu’un. Dans quelques lunes, elle l’aurait oublié et bientôt, elle caresserait les cheveux d’un autre homme dont elle sentirait les mains brûlantes parcourir son corps. Et lui, devenu vieux, il n’aurait plus que ses souvenirs. À cette pensée, il étouffa à grand peine un gémissement.
« Je vais écrire à madame Loiseau pour lui annoncer que tu es prêt à retourner à Marseille. » Vincent se leva et s’approcha du fourneau. « Tu es un bon travailleur, Charging Elk. Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans toi. » Il souleva le couvercle de la marmite de soupe et respira l’odeur qui s’en échappait. « Mais mon frère, lui, a des fils. Et une femme solide. Ils lui fourniront toute l’aide dont il aura besoin. » Il se tourna vers Charging Elk. « Ces vergers ont donné leurs fruits à ma famille durant des générations. Maintenant, c’est au tour des fils de mon frère de les recueillir. Je pense que tu le comprends, mon ami. »
20
Vincent Gazier se tenait sous l’arbre que Charging Elk était en train de tailler. Il l’avait écouté et maintenant, il ne percevait plus que le battement de son sang dans sa tête. Il ne parvenait pas à croire ce qu’il venait d’entendre.
Charging Elk descendit de l’échelle et examina la scie qu’il avait affûtée ce matin même. Des fibres de bois blond et tendre demeuraient accrochées aux dents. « Je désirerais prendre votre fille pour épouse, répéta-t-il en levant les yeux. J’en serais honoré. »
Vincent le dévisagea. Il ne savait pas par où commencer. Trop abasourdi pour être en colère, il ne voyait que l’absurdité d’une telle demande en mariage. Elle n’avait aucune raison d’être, et lui, il n’avait aucune raison au monde d’y accéder. Le sauvage ne pourrait que le comprendre. Dans un coin de son esprit, Vincent se demandait s’il n’était pas dans les mœurs des Indiens d’Amérique de décider ainsi de but en blanc de prendre une femme, peu importe laquelle.
« Tu dois te rendre compte que c’est impossible, mon ami. Les choses ne se passent pas de cette manière en France. Il est vrai qu’il existe des mariages arrangés, mais ce sont les familles qui les arrangent entre elles. » Vincent sourit. Il s’était repris. « Nathalie et toi, vous êtes devenus amis, mais rien de plus. Bientôt, elle partira, et toi, tu seras de retour à Marseille. Je suis sûr que les femmes vertueuses ne manquent pas là-bas. » En réalité, Vincent n’en était pas aussi sûr. Il avait souvent entendu parler de la réputation des femmes de Marseille par des jeunes gens ayant servi sur des bateaux.
« Je n’en veux pas d’autre que Nathalie, monsieur Gazier. Nous sommes différents, il est vrai, mais tout le monde est différent de moi dans votre patrie. Votre fille s’intéresse à ma vie, au pays de mes ancêtres, à mes parents… c’est la première qui cherche à me connaître et je la voudrais auprès de moi. Je n’ai pas connu d’autre véritable femme qu’elle.
— Mais tu ne comprends donc pas ! C’est du pur égoïsme. Nathalie n’est encore qu’une enfant. Tu es presque aussi âgé que moi. Vous n’avez rien en commun. » Vincent commençait à s’énerver. Charging Elk était un sauvage ! Et l’idée d’un mariage entre eux était ridicule. Elle n’était qu’une enfant, et une catholique fervente. Sa vie serait gâchée, et celle de Charging Elk aussi. « Tu dois oublier ça, Charging Elk. Tu entends ? C’est ma fille et je ne la donnerai pas avant que le moment soit venu. Avant que j’aie décidé que le moment était venu. Et maintenant,
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