À La Grâce De Marseille
bien qu’elle finirait par se marier et le quitter pour fonder sa propre famille. Tant qu’elle était heureuse, il l’acceptait, et qui sait, peut-être que son mari viendrait travailler avec lui dans les pruneraies et qu’ils seraient tous réunis. Il avait toujours rêvé de voir ses petits-enfants jouer dans cette même cour. Quand il retrouvait un brin d’optimisme, il se disait que la vie pourrait devenir tolérable ainsi. Même sans Lucienne.
De surcroît, sa santé ne cessait de se détériorer. Au lieu d’être une simple gêne, sa jambe lui faisait désormais tout le temps mal et, de plus en plus faible, elle commençait à s’amaigrir. Il savait que même si Charging Elk parvenait à achever seul la taille des arbres, son infirmité l’empêcherait d’assurer la récolte, sans parler des cochons et des oies ainsi que de la multitude d’autres tâches nécessaires à la bonne marche de l’exploitation. Et à supposer que Nathalie décide de rester avec lui, elle deviendrait esclave du potager, des vergers et d’une vie de constant labeur. Il avait déjà été témoin de pareilles disgrâces : des jeunes femmes transformées en bêtes de somme qui devenaient aigries, vieillies avant l’âge, et pour finir, aussi stupides que les bœufs qui faisaient tourner les meules des moulins.
Non, il ne pouvait pas souhaiter un avenir pareil pour sa fille. Mais épouser un sauvage ! Que penserait Lucienne d’une union aussi impie ? Et où était Dieu dans cette affaire ?
Plus tard dans la journée, Vincent rédigea une lettre à l’intention de madame Loiseau. Grâce à sa mère qui, avant son mariage, avait été maîtresse d’école dans un village voisin, il savait écrire, certes lentement, mais lisiblement. Tandis qu’il formait les lettres qui, l’espérait-il, mettraient un terme à cette folie, il regrettait de ne pas avoir assez insisté pour que Nathalie apprenne à lire et à écrire. Elle avait fréquenté l’école pendant trois ans, mais s’était montrée une élève indifférente dont le seul souci semblait avoir été de ne pas se laisser dépasser par ses camarades de classe, et en même temps que prenait fin sa scolarité, prenait fin tout désir de lire et d’écrire. Elle s’était contentée d’apprendre à tenir une maison et une ferme avec l’idée que cela serait bien plus utile à une femme de paysan. À quoi bon me casser la tête quand je n’ai rien à lire et personne à qui écrire ? répondait-elle à son père.
Alors qu’il pliait la lettre, Vincent éprouva une violente douleur à la jambe. Il était resté trop longtemps assis dans la même position, et quand il se leva, il ne sentit plus son pied. Mon Dieu, songea-t-il. Ça empire de jour en jour. Il n’avait pas vu de médecin depuis la fois où, de nombreuses années auparavant, une vingtaine peut-être, il avait failli perdre un doigt en fendant du bois. Cet accident idiot mais cependant assez grave pour l’obliger à aller chez le docteur l’avait rendu furieux. Il se rassit et se massa la jambe. Le poids de ses souffrances paraissait lui peser davantage d’heure en heure. Il rangea la lettre dans l’un des tiroirs du secrétaire, puis rabattit le panneau. Une angoisse soudaine le saisit : qu’allaient-ils devenir, Nathalie et lui ? Lucienne, ma chère Lucienne, que dois-je faire ?
On ne parla plus du mariage ce jour-là, ni le lendemain, ni le surlendemain. Vincent prenait son petit déjeuner en silence, et le soir après dîner, il se retirait de bonne heure, même quand Nathalie allumait le feu dans la cheminée du salon. Il passa ses journées soit à l’intérieur, soit à errer au milieu des dépendances de la ferme. Il répara les harnachements, nettoya le poulailler, bien que ce fût un travail qui incombait en principe à Nathalie, et entre-temps, il restait des heures dans l’écurie à se demander ce qu’il y faisait.
Quant à Charging Elk, il continua à élaguer les pruniers. Il ne voulait pas bousculer Vincent, car il devinait que celui-ci réfléchissait. Aussi travailla-t-il en attendant dans les vergers, parfois envahi d’un fol espoir, mais le plus souvent dans un état de profond abattement à la pensée de ce qui allait sans doute arriver. Le soir, Nathalie et lui s’installaient devant le feu et contemplaient la crèche. Assis loin l’un de l’autre, ils se cherchaient de temps en temps du regard, puis, après avoir fini son eau-de-vie, Charging Elk lui
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