À La Grâce De Marseille

on n’en parle plus. »
    Nathalie, quoique triste à l’idée de quitter la ferme, avait suspendu des guirlandes de fruits secs aux fenêtres et une couronne de feuilles de laurier au-dessus de la porte qui séparait la cuisine du salon. Elle avait descendu du grenier la crèche familiale pour l’installer entre la cheminée et le fauteuil tapissé où, en des temps plus heureux, sa mère aimait à s’asseoir pendant les longues et froides soirées hivernales. Noël était dans trois jours, et la jeune fille était bien déterminée à ce qu’il ressemble à un Noël comme les autres. Elle se rappelait la recette du gâteau aux prunes de sa mère et tout à l’heure, elle demanderait à Charging Elk de tuer une oie demain – exactement ce que sa mère aurait fait.
    Tandis qu’elle préparait une soupe de haricots blancs à la graisse de porc et à la saucisse, il lui vint à l’esprit que Charging Elk n’était jamais entré au salon. En fait, il ne connaissait de la ferme que la cuisine. Ce qui l’amena à penser que c’était désormais elle la maîtresse de maison, du moins jusqu’à ce que son oncle arrive avec sa famille. À cette idée, son cœur se serra comme à chaque fois, mais ce soir, elle jouerait son rôle et, après dîner, elle inviterait Charging Elk à boire son eau-de-vie et à admirer la crèche dans le salon devant un bon feu.
    Seulement, il n’apparut pas au dîner. Lorsque Nathalie interrogea son père, celui-ci, haussant les épaules, répondit qu’il devait être fatigué après avoir taillé les arbres toute la journée. Et lorsqu’elle se dirigea vers la porte dans l’intention d’aller le chercher, son père l’arrêta : « Laisse-le tranquille. » Il ne dit rien d’autre, mais à la dureté de son ton, la jeune fille sursauta, puis obéit et retourna s’asseoir.
    Une fois son père couché, elle se précipita vers la chambre de Charging Elk avec un bol de soupe chaude et un quignon de pain. Dans la nuit froide et claire, la lune brillait, presque pleine, de sorte que les ombres des bâtiments de la ferme et des arbres dénudés se découpaient avec une netteté fantomatique. Quand elle était petite, Nathalie adorait les nuits pareilles à l’approche de Noël. Elle imaginait que l’Enfant Jésus et la Vierge Marie se trouvaient quelque part là-haut, derrière la lune, et qu’ils la regardaient avec amour et lui pardonnaient tous ses péchés. Elle leur adressait de ferventes prières pour que sa famille soit heureuse et reste toujours unie. Par contre, ce soir, elle était anxieuse.
    Et quand elle ne vit pas de lumière filtrer par l’étroite fenêtre, elle craignit le pire. Elle frappa, attendit un instant, puis tourna la poignée. La porte s’ouvrit.
    « Charging Elk ? »
    La fenêtre projetait un petit carré de clair de lune sur le lit, lequel n’était même pas défait. Sur la table, la ceinture inachevée faisait comme l’ombre noire d’une corde.
    Nathalie traversa la chambre à pas lents et s’assit au bord du lit, tenant toujours le bol et le pain. La soupe fumait dans le froid. Et maintenant, se dit-elle, je n’ai plus rien. D’abord ma mère, ensuite mon foyer et pour finir, mon amoureux. Avant le dîner, elle était pourtant résolue : la maîtresse de maison accueillerait Charging Elk comme un membre de la famille, et l’espace d’un soir, elle feindrait de croire que c’était son mari qui sirotait son digestif devant le feu. À présent, elle avait l’impression d’être redevenue une petite fille, une petite fille qui ignorait ce qu’était l’amour d’un homme. Elle posa la soupe et le pain par terre, puis s’étendit sur le lit. Aussitôt, elle fondit en larmes, à la fois la petite fille qu’elle était en effet redevenue et la femme amoureuse qu’elle avait toujours désiré être. Le sommeil ne tarda pas à la gagner.
    Quand elle se réveilla, la première chose qu’elle vit, ce fut la chaude lueur de la lampe à huile qui semblait réchauffer la pièce glaciale. Et puis elle vit Charging Elk assis sur la chaise à côté du lit, qui la regardait. Sans réfléchir, elle lui tendit les bras, l’air d’une toute petite enfant qui demande qu’on la soulève. Il s’allongea auprès d’elle et la serra contre lui, l’enveloppant de son manteau ouvert. Il l’entoura de ses bras, et elle nicha sa tête dans le creux de son épaule. Ils demeurèrent ainsi un moment, puis il lui murmura quelques mots à