À La Grâce De Marseille

jeune femme était néanmoins quelque peu terni par l’absence de mariage religieux. Son père s’y était opposé, et de toute façon, le prêtre n’aurait jamais accepté. Aux yeux de l’Église, avait expliqué Vincent, l’Indien n’était qu’un sauvage et un païen. Aussi Nathalie se trouvait confrontée à un cruel dilemme : attendre que Charging Elk parvienne au bout du long chemin qui mène à la conversion, à condition qu’il ait le désir de l’emprunter – un désir qu’il n’avait jusqu’à présent nullement manifesté, ce qui ne manquait pas de la rendre perplexe –, ou bien oublier son rêve d’un vrai mariage en robe blanche, entourée de sa famille radieuse, et qui donnerait lieu à une grande fête. Depuis sa plus tendre enfance, elle imaginait une noce où tout le monde l’aimerait, elle la jeune mariée humble et timide dont on vanterait cependant la beauté. Quant à son mari, n’en croyant toujours pas sa chance, il ne cesserait de la contempler avec adoration.
    Et surtout, Nathalie voulait que son mariage fût béni par le prêtre et par Dieu. C’est seulement à ce moment-là qu’elle se sentirait mariée pour de bon, et pardonnée pour avoir commis le péché de chair avec l’homme qui se tenait à ses côtés.
    Elle pensait à tout cela, tandis que dans cette salle glaciale haute de plafond, un homme de grande taille au crâne dégarni récitait les formules habituelles d’un ton monocorde. Jusqu’à sa robe – que sa mère lui avait faite un an et demi plus tôt, déjà trop étroite aux hanches et à la poitrine – qui n’était même pas blanche, ni ornée de dentelles. Et comme on était en hiver, son bouquet ne se composait que de fleurs séchées que Vincent avait achetées à un kiosque de la place. Et au lieu d’une foule d’amis et de parents, il n’y avait que sa tante, son oncle et son père.
    Lorsque le magistrat municipal les eut déclarés mari et femme, Nathalie et Charging Elk s’embrassèrent en public pour la première fois. Aussi intimidés et empruntés l’un que l’autre, ils échangèrent un baiser fort chaste.
    Quelques semaines plus tôt, Vincent avait déchiré l’odieuse lettre qu’il avait écrite à l’intention de madame Loiseau et lui en avait expédié une autre pour lui annoncer l’arrivée imminente de Charging Elk à Marseille. Et, comme en passant, il avait mentionné que sa fille Nathalie, sur le point de devenir sa femme, l’accompagnerait et qu’ils auraient donc sans doute besoin d’un logement plus grand. Il avait reçu de madame Loiseau la réponse suivante : « Vous ne pouvez pas imaginer combien cette nouvelle nous a surpris et ravis. Nous sommes persuadés que ce mariage avec votre chère fille ne pourra que contribuer au bonheur de Charging Elk. Vous devez être très fier. » Elle terminait en lui demandant d’envoyer un câble afin qu’on vienne chercher les jeunes mariés à la gare Saint-Charles.
    Vincent, debout à côté de Nathalie, regardait Charging Elk décharger les bagages de la charrette. Les affaires de Nathalie tenaient dans une malle-cabine, une valise et un sac de voyage en toile. Quant à Charging Elk, il n’avait que le sac avec lequel il était arrivé. Son beau-père lui avait offert une petite bourse de cuir renfermant 250 francs, c’est-à-dire à peu près la somme que madame Loiseau lui avait allouée pour l’entretien de Charging Elk. L’Indien les avait bien gagnés, et il aurait sans doute mérité plus, mais c’était tout ce que Vincent pouvait se permettre.
    Depuis le soir où il avait donné sa bénédiction aux amoureux, il se rongeait les sangs, mais regardant sa fille s’avancer sur le quai aux côtés de Charging Elk qui tirait une voiture à bras sur laquelle s’empilaient leurs possessions, il les vit tels qu’ils étaient vraiment. Au cours de ces dernières semaines, il s’était habitué à les voir ensemble, et il devait s’avouer qu’ils formaient un beau couple. Nathalie semblait être devenue plus grande, plus grave, plus femme. Depuis la mort de Lucienne, il s’inquiétait pour l’avenir de sa fille, et maintenant, il sentait naître au fond de lui une confiance nouvelle. Il était sûr que Charging Elk prendrait soin de Nathalie, et au lieu de l’animosité qu’il avait éprouvée envers l’homme qui lui enlevait sa fille, il ressentait à présent une étrange fierté cependant qu’il suivait ses enfants à quelques pas, s’efforçant