À La Grâce De Marseille
Vincent à s’acheter un nouveau costume. Il était fait d’une étoffe plus grossière que l’autre, qui grattait un peu, mais il n’était pas encore défraîchi et tombait bien sur lui. Ainsi vêtu et coiffé de sa casquette de laine, il se sentait à l’aise, mais il était surtout fier de l’allure qu’avait Nathalie le dimanche dans sa robe de soie grise avec le col et les poignets de dentelle. Il l’accompagnait parfois à l’église et se contentait de la regarder pendant qu’elle accomplissait les rites de sa religion.
Tout au long du voyage qui les conduisait à Marseille, il s’était demandé avec anxiété si Nathalie allait s’acclimater à la grande ville. Lui, il connaissait la cité phocéenne, et il serait même content de la retrouver après l’univers étroit de la vallée de la Garonne. Il avait bien vécu quelques moments de doute, mais madame Loiseau l’avait assuré, dans une lettre adressée à Vincent, qu’on avait depuis longtemps oublié l’affaire de la rue Sainte. Nathalie, en revanche, risquait d’être déroutée par toute l’animation qui régnait dans la ville portuaire, d’autant que le français que parlaient les Marseillais n’était pas le même que celui d’Agen. D’ailleurs, la plupart du temps, ils ne parlaient pas le français mais cette étrange langue que René et Madeleine employaient entre eux. Pendant les longues heures de train, il s’était efforcé de la préparer en soulignant les différences de langages et de coutumes, mais il n’avait réussi qu’à lui gâcher le voyage. Après s’être extasiée devant le paysage qui défilait par la fenêtre de leur compartiment, elle avait fini le trajet pétrie d’angoisse. Et quand, arrivés à la gare Saint-Charles, ils avaient été accueillis par un homme dépêché par madame Loiseau, Nathalie avait eu un mouvement d’effroi à la vue de tous les trains et de la foule qui se pressait à l’intérieur de l’immense espace couvert d’une verrière.
Alors qu’il se remémorait ces pénibles instants, il ne put s’empêcher de sourire. En effet, lorsqu’ils étaient entrés dans leur appartement qui comportait deux petites pièces, une vraie salle de bains et une grande double fenêtre donnant sur la rue déjà plongée dans le noir, le visage de Nathalie s’était éclairé. Et après le départ de l’homme, elle l’avait attiré sur le lit pour lui murmurer à l’oreille de merveilleuses paroles, ponctuées de petits rires et de soupirs. Elle avait réussi malgré tout à leur remonter le moral à tous les deux. Jamais il ne lui avait été aussi reconnaissant d’être jeune que cette première nuit dans leur nouveau logement.
Charging Elk arriva en vue du store vert avec ses grandes lettres blanches en dessous desquelles, en écriture trop petite pour qu’on les voie d’où il était, figuraient, il le savait, les mots : « M. Soulas, poissonnier. »
Il s’approcha lentement, puis regarda les vitrines, les éven-taires sur lesquels s’empilaient noix, olives, radis, salades et autres légumes de saison. Il arriva devant la boucherie et son amoncellement de gros morceaux de viande rouge. Il se rappela comment, quand il travaillait à la poissonnerie de René, il contemplait la viande avec envie, jusqu’à ce qu’il apprenne que l’enseigne figurant une tête de cheval dorée était celle des boucheries chevalines. Il avait failli vomir alors. Il avait mangé une fois de la viande de sunka wakan, au cours du terrible hiver après la bataille de l’Herbe Grasse, lorsque les siens mouraient de faim, mais il n’avait jamais recommencé. Aujourd’hui, devant l’étal, il pensa à tous les chevaux qu’avaient possédés les Oglalas avant de se rendre à Fort Robinson. Tous les avaient mangés à contrecœur, mais grâce à eux, ils avaient survécu.
L’estomac à la fois retourné par l’odeur de la viande et noué par l’appréhension, il jeta un coup d’œil vers la poissonnerie. Les femmes massées autour qui semblaient parler, crier et se disputer toutes en même temps, créant un concert de voix familières, lui masquaient les personnes qui servaient. Soudain, une voix masculine que Charging Elk reconnut aussitôt s’éleva parmi le brouhaha pour apostropher l’une des commères. Et quand la femme s’écarta pour s’éloigner avec son poisson emballé dans une feuille de papier journal, il vit son vieil ami.
Les rares mèches de cheveux qu’il plaquait
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