À La Grâce De Marseille
n’était pas impossible qu’il rencontre des personnes de connaissance.
En réalité, il avait peur d’être découvert. Il faisait toujours figure d’excentricité, une espèce de géant à la peau brune et aux longs cheveux qui avait l’air d’un immigré égaré dans ce quartier. Chose étrange, depuis qu’il avait quitté Marseille, il ne lui était presque jamais arrivé de ne pas se sentir à sa place, ni en prison où l’on trouvait des hommes de toutes origines, ni à Agen où, malgré sa différence, il n’avait pas l’impression d’être un phénomène, même s’il demeurait l’objet d’une curiosité quasi générale. Ici, on le regardait d’un œil soupçonneux, comme par le passé. Il percevait alors une sourde hostilité à son égard, mais aujourd’hui, il craignait surtout qu’on reconnaisse en lui le meurtrier du célèbre restaurateur.
Depuis quatre lunes qu’il était de retour à Marseille, il jouissait de l’anonymat. Il travaillait six jours par semaine sur les quais comme docker. Le soir, il restait chez lui avec Nathalie, et le dimanche, ils allaient se promener le long de la Corniche. Il menait la vie calme et ordonnée qu’il aimait. Il s’était remis à dessiner et tâchait de reproduire de mémoire sa vie dans les plaines du Dakota. Tout en cousant ou en tricotant, Nathalie jetait de temps en temps un coup d’œil dans sa direction jusqu’à ce que, dévorée d’impatience, elle le supplie de lui laisser voir ce qu’il faisait, mais il attendait toujours d’avoir fini pour s’exécuter. Il lui montrait et lui expliquait alors tous les détails. Elle ne dissimulait pas son enthousiasme et le poussait à essayer de vendre ses dessins. Il y avait toujours des peintres autour du Vieux-Port qui vendaient des œuvres beaucoup plus mauvaises que les siennes. Il se moquait gentiment des ambitions qu’elle avait pour lui, mais lorsque, les bras douloureux à force de soulever de lourdes caisses et des barriques, il regagnait son domicile recru de fatigue, il s’interrogeait. Il ne s’était jamais considéré comme un artiste, mais peut-être que Nathalie avait mis le doigt sur quelque chose. Il commença à envier les peintres qu’il voyait sur les quais ou le long de la Corniche. Nathalie avait raison : ses dessins étaient meilleurs que nombre de leurs tableaux qui semblaient toujours représenter la même scène. Mais l’idée de les vendre ne faisait que l’effleurer, et quand il montait les marches conduisant à son appartement, il l’avait en général oubliée.
Charging Elk ne travaillait plus depuis six jours, et il était inquiet. Nathalie et lui n’avaient pas assez d’argent pour tenir bien longtemps. Chaque matin, il se rendait sur les quais, mais on l’obligeait à faire demi-tour. Son syndicat s’était mis en grève contre les compagnies de navigation, et les dockers arpentaient les quais, brandissant des banderoles. Ils réclamaient la journée de huit heures – au lieu de dix – ainsi que leur samedi après-midi afin de pouvoir passer un peu plus de temps en famille. Ils en avaient assez d’être traités comme des esclaves. Charging Elk les comprenait, mais à quoi tout cela leur servirait si, en attendant, ils ne pouvaient plus acheter de quoi manger, ni payer leurs loyers ? Et si les compagnies de navigation les licenciaient pour en embaucher d’autres ? Il y avait toujours des hommes qui traînaient du côté du port et qui cherchaient de l’ouvrage.
L’Indien prit une profonde inspiration et chassa ces pensées de son esprit. Il fallait qu’il garde les idées claires. Il était planté au carrefour depuis trop longtemps et il devait prendre une décision, soit s’engager dans la rue d’Aubagne, soit rebrousser chemin. L’étal de René n’était pas loin, situé presque en bordure de la place sous un store vert qu’il pouvait presque apercevoir d’où il se trouvait. Dessus, on lisait POISSONS COQUILLAGES CRUSTAC É S . Il imaginait les caissettes de bois avec leur lit de glace pilée, débordant de sardines et d’anchois, et puis le thon, les langoustines, les poulpes et les rascasses, et aussi les baudroies présentées entières afin d’exhiber leurs effrayantes mâchoires. Il sentait d’ici l’odeur du poisson et celle, plus iodée, des huîtres.
Il se roula une cigarette, l’alluma, puis fit quelques pas hésitants en direction du marché. Il avait consacré une partie de la somme que lui avait donnée
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