À La Grâce De Marseille
souhaitait bonne nuit et regagnait sa chambre.
Le soir de Noël, Charging Elk attela les chevaux à la charrette. Il ne tenait pas à retourner à l’église wasichu, mais à son grand étonnement, Vincent avait insisté. Ils prirent la route d’Agen dans la nuit froide.
À l’église, Vincent s’assit entre eux. Pendant la messe, la fumée sacrée ainsi que les chants du prêtre et du chœur impressionnèrent beaucoup Charging Elk. Il remarqua que Vincent manquait de s’affaisser chaque fois qu’il s’agenouillait, et qu’il devait se tenir, le front posé sur ses mains croisées qui agrippaient le prie-dieu. Et quand il était dans cette position, Charging Elk distinguait le profil pur de Nathalie. Il n’avait jamais vu de plus belle femme, car ainsi vêtue de sa plus jolie robe et coiffée de son chapeau de feutre à voilette qui lui couvrait une partie du visage, c’était une vraie femme. Pourtant, il se disait que cette femme, il la connaissait à peine. Elle aurait pu tout aussi bien être une inconnue qu’il admirerait de loin. Et tout à coup, il se sentit indigne, lui le sauvage, d’une telle beauté. Il ferma les yeux, respira la fumée qui lui rappelait l’odeur de l’herbe douce, et pria Wakan Tanka de lui accorder ses bontés et sa pitié.
Après un dîner tardif débutant par une soupe de poissons, un plat que Lucienne servait toujours la veille de Noël, Nathalie débarrassa la table pendant que les deux hommes allaient s’asseoir au salon, parlant de la taille des arbres. La jeune fille les écouta, à la fois contrariée et incrédule. Comment pouvaient-ils s’intéresser à des sujets aussi terre à terre ? L’esprit occupé, elle avait préparé la soupe dans l’après-midi avec des gestes mécaniques. Elle songeait que c’était son premier Noël sans sa mère, son premier avec Charging Elk, son dernier à la ferme et sans doute son dernier avec son père.
Elle avait décidé de s’enfuir avec Charging Elk plutôt que de partir pour Bordeaux. Elle ignorait comment ils feraient pour gagner Marseille, comment ils subviendraient à leurs besoins, et la pensée de cette grande ville lointaine peuplée de gens différents l’effrayait, mais depuis le soir où il l’avait prise dans ses bras et couverte de son manteau, elle savait qu’en toutes circonstances, et quel que soit le sort que l’avenir leur réserverait, il la protégerait.
Lorsqu’elle apporta l’eau-de-vie, Vincent lui demanda d’aller chercher un troisième verre, et elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose ! Mais quand ils trinquèrent, son père se borna à dire : « À ta chère mère et ma chère épouse qui est sûrement au ciel où toutes les souffrances terrestres sont oubliées. Adieu, ma chère Lucienne. »
Nathalie but une gorgée. L’alcool lui brûla la gorge, mais le rouge qui lui vint aux joues provenait du sentiment de culpabilité et de colère qu’elle éprouva soudain. Sa mère n’était morte que depuis quelques mois, et les paroles de son père lui parurent monstrueuses. Sa déception n’en était que plus amère. Il lui semblait tellement injuste que son père se refuse à penser au bonheur de sa fille. Elle était jeune, et elle était vivante. Elle méritait d’être heureuse avec l’homme de son choix. Ses paupières se gonflèrent de larmes, et elle détourna les yeux. Une larme roula cependant sur sa joue.
« Allons, ma fille, ce n’est pas si terrible, reprit Vincent. Je suis certain qu’en cette sainte nuit, elle nous voit et qu’elle souscrira au toast que je me propose de porter. Ta mère était une femme avisée et généreuse, et je lui ai demandé conseil. » Il leva son verre. « À toi et à Charging Elk, puissiez-vous être heureux ensemble. » Et, tandis qu’il buvait, il ajouta intérieurement : et puissent Dieu et ma chère femme me pardonner.
Trois semaines plus tard, Nathalie et Charging Elk se mariaient civilement à l’Hôtel de Ville d’Agen. La cérémonie fut simple et dura moins d’un quart d’heure. Le frère cadet de Vincent était le témoin de Charging Elk, et sa femme, celui de Nathalie.
Sa grâce, qui lui reconnaissait les droits et les devoirs d’un citoyen de la République française, servit à Charging Elk de papiers d’identité. Ainsi, par un curieux tour du destin, il acquérait enfin la nationalité française, en même temps qu’une épouse.
Le bonheur de sa
Weitere Kostenlose Bücher