À La Grâce De Marseille
d’oublier sa mauvaise jambe et de marcher avec autant de dignité qu’eux.
Une heure plus tard, alors qu’il s’apprêtait à rentrer la charrette dans la grange, il promena son regard autour de lui, et à la vue des bâtiments délabrés de la ferme, tout son bel optimisme l’abandonna. Plusieurs tuiles étaient cassées et même manquaient sur le toit de l’écurie. La porcherie n’était qu’un assemblage branlant de vieilles planches et de barbelés rouillés. Et sur le corps principal, à trois ou quatre endroits, le plâtre était tombé, mettant à nu la brique rouge. Bien entendu, Vincent avait déjà remarqué tout cela, mais seulement quand il passait devant, notant dans un coin de son esprit qu’il faudrait penser à faire les réparations lorsqu’il aurait le temps. Mais là, contemplant l’ensemble des dépendances, il se sentit de plus en plus déprimé. Même les arbres à flanc de colline, pourtant impeccablement taillés, étaient vieux, et il allait falloir les remplacer petit à petit, parcelle par parcelle.
Il voyait maintenant la ferme avec toute la lucidité d’un homme qui se retrouvait seul. Il lui était difficile de croire qu’il avait connu ici le bonheur auprès d’une épouse aimante et pleine de vie et d’une adorable fillette. Toutes deux étaient parties, à présent. Et bientôt, ce serait son tour, mais la ferme resterait au sein de la famille. Son frère Raymond avait promis de lui verser 750 francs après chaque récolte, mais Vincent savait qu’il ne le pourrait jamais. Il avait trop de bouches à nourrir.
Il descendit de la voiture et détela les chevaux qu’il mena ensuite vers la source qui surgissait à flanc de colline derrière la maison. Pendant qu’il les regardait boire, il essaya d’imaginer Nathalie et Charging Elk dans leur compartiment. Ils devaient commencer à déjeuner, tandis que par la fenêtre défilaient la Garonne et les vignes dénudées en espaliers. Ils se tenaient sans doute la main, peut-être un peu effrayés – Nathalie, en tout cas – par les nouvelles aventures qui les attendaient. Le vieux cheval noir frissonna et Vincent lui flatta l’encolure, heureux de sentir sous sa paume la chaleur de l’animal.
Plus tard, assis à la table de la cuisine et buvant une tasse de café, il guetta un bruit de pas au-dessus de sa tête, un entrechoquement de casseroles venant du fourneau, le grincement d’une scie qu’on affûtait dans l’atelier, mais en vain. Il n’aurait jamais cru qu’il pût exister dans son univers un silence aussi absolu. Il se racla la gorge. Puis il gratta une allumette, alluma un cigare et considéra l’étrange ceinture posée sur la table. Il effleura les dessins tressés légèrement en relief. Charging Elk allait lui manquer, mais c’est sa fille qu’il pleurait.
21
Planté au coin de la rue d’Aubagne, Charging Elk regardait l’étroite rue pavée qui montait vers la place où débouchaient trois ruelles. Le marché grouillait de monde. Des femmes défilaient sans arrêt devant lui, certaines qui revenaient de faire leurs emplettes, les paniers remplis de légumes, de fromages, de poisson ou de viande, d’autres qui se dépêchaient au contraire d’aller faire leurs achats, serrant un porte-monnaie dans leur main. Les seuls hommes paraissaient être les marchands et les rares vieillards qui accompagnaient leurs épouses.
Le marché lui semblait étonnamment petit, alors que dans son souvenir, il était immense, composé de dizaines et de dizaines d’éventaires entre lesquels circulaient des centaines de gens. Il s’était souvent remémoré les hommes en costumes se promenant au milieu des femmes qu’ils examinaient des pieds à la tête ou encore admirant les poissons de René. De même, il se rappelait le mélange d’odeurs de tabac, de légumes et de fromages. Seuls étaient conformes à ses souvenirs les cris des commerçants, les exclamations, les voix moqueuses ou parfois furieuses qui s’élevaient au-dessus du brouhaha.
Et toutes ces voix avaient un côté familier, au point qu’il s’imaginait presque les identifier, mais plus de douze ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait travaillé ici avec les Soulas, et il savait que nombre d’entre elles s’étaient sans doute tues à jamais. Et puis, des gens avaient déménagé, d’autres avaient cessé leurs activités. C’était cependant un petit quartier où certains vivaient depuis des générations, et il
Weitere Kostenlose Bücher