A l'écoute du temps
taloche que lui envoya sa mère qui
passait justement derrière lui pour servir l'assiette de Carole.
— Mange,
niaiseux! Laisse faire tes commentaires.
En cette fin
d'hiver 1953, Laurette Morin tint sa promesse de cesser de fumer durant le
carême... du moins officiellement. En fait, elle ne dépassa pas deux journées
de privation, ce qui la mortifia grandement parce qu'elle avait toujours cru
posséder une volonté de fer.
Cet abandon aussi
rapide de sa résolution l'humilia passablement, même si elle trouva toutes
sortes d'excuses pour motiver sa capitulation. Par conséquent, l'image déjà
assez peu reluisante qu'elle avait d'elle-même en prit un sérieux coup et son
caractère ne s'en trouva pas amélioré, loin de là. Cependant, les siens
excusèrent ses nombreuses sautes d'humeur durant cette période en les mettant
sur le compte de sa privation de tabac.
466 DES
SACRIFICES La mère de famille avait jugé sa première journée sans tabac quasi
insupportable. Elle avait tourné en rond dans la maison, incapable de se
concentrer sur la moindre tâche. Ce soir-là, le manque de nicotine la tint même
éveillée beaucoup plus que la toux grasse de son mari et c'est de fort mauvaise
humeur qu'elle se leva le lendemain matin. Uniquement à sa façon de «brasser
ses chaudrons», comme disait Gérard, les siens surent tout de suite qu'il ne
fallait surtout pas lui marcher sur les pieds ce matin-là.
Cette seconde
journée de carême passa, elle aussi, cahin-caha.
A l'heure du
souper, Gérard, excédé par la nervosité et les éclats de voix de sa femme à
propos de tout et de rien, n'y tint plus.
— Christ! ça va
faire! explosa-t-il. Si t'es pas capable de vivre sans fumer, fume! On n'est
pas pour t'endurer comme ça pendant tout le carême.
Devant cet éclat
de son mari habituellement si calme, Laurette fit un effort surhumain pour se
contrôler. La soirée se passa sans trop de heurts, même si la tension était
parfois palpable. Vers onze heures, Laurette fut la dernière à se mettre au
lit, en même temps que Denise qui avait passé la soirée dans la cuisine à
feuilleter de vieux romans- photos prêtés par Colette Gravel. Gérard était
couché depuis près d'une heure et ronflait déjà quand elle pénétra dans sa
chambre à coucher. Elle se prépara pour la nuit dans le noir, fit une rapide prière
et se glissa sous les couvertures.
Pendant près
d'une heure, elle chercha vainement le sommeil. Son besoin de fumer la rendait
fébrile et semblait encore plus intense quand elle n'avait rien pour s'occuper.
Soudain, elle
ouvrit les yeux dans l'obscurité.
Pourquoi se
privait-elle comme ça? se demandât- elle insidieusement. C'était inutile. Cela
l'empêchait de 467 fonctionner normalement. Elle avait l'air d'énerver tout le
monde autour d'elle. Elle ne tiendrait jamais quarante jours. Pas même une
semaine! Bien sûr, il y avait la promesse formulée devant tous ses enfants.
Quelle idée allaient-ils se faire de leur mère incapable de tenir une
résolution? Ils allaient même peut-être en profiter pour abandonner leur
promesse en se disant qu'ils n'y étaient plus tenus puisque leur mère ne
respectait pas la sienne.
Tourmentée par
toutes ces pensées, Laurette secoua sa tête en signe de dénégation, comme si
quelqu'un pouvait la voir dans le noir. Pourquoi ne fumerait-elle pas en
cachette? Après tout, ce ne serait pas un péché mortel! se dit-elle. Personne
ne le saurait et cela lui éviterait d'en vouloir à tout le monde et d'être
malendurante. Bien sûr, elle fumerait beaucoup moins. Après tout, c'était le
carême. Peut-être deux cigarettes par jour, trois au grand maximum...
Elle se vit
allumer une cigarette et il lui sembla même respirer l'arôme du tabac en train
de griller. Que ça sentait bon! Soudain, la tentation devint trop forte. La
grosse femme repoussa ses couvertures et se leva sur la pointe des pieds. Elle
sortit de la chambre et referma doucement la porte derrière elle.
Rendue dans la
cuisine, elle ouvrit l'une des portes d'armoire et pécha sur la dernière
tablette son étui à cigarettes et son briquet qu'elle avait cachés là pour ne
plus être tentée en les voyant sur le réfrigérateur. Elle se dépêcha ensuite
d'aller s'enfermer dans les toilettes. Elle eut à peine un moment d'hésitation
avant d'ouvrir son étui et d'y prendre une cigarette qu'elle ficha entre ses
lèvres presque en
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