A l'écoute du temps

laide que la précédente et
décida de l'adopter. La jeune femme prépara la facture en notant le numéro de
la monture. Elle additionna quelques chiffres avant de s'adresser à Laurette.
     
    — Combien
pouvez-vous me laisser comme acompte, madame? demanda-t-elle.
     
    — Je sais pas,
répondit Laurette. Combien ça va me coûter?
     
    — Quarante-cinq
dollars, madame.
     
     
     
    — Si cher que ça?
     
    — Ce prix inclut
l'examen de la vue et vos lunettes, expliqua la réceptionniste.
     
    — Je pensais
jamais payer aussi cher, reconnut Laurette, toujours à voix basse. Est-ce que
je vais être obligée de payer ça tout d'un coup quand je vais venir les
chercher la semaine prochaine?
     
    — Normalement,
oui, madame, répondit la jeune femme.
     
    — C'est que je
pense pas avoir autant d'argent aussi vite que ça, expliqua Laurette, gênée. Si
je revenais juste dans un mois ou un mois et demi, peut-être que j'aurais assez
pour vous payer.
     
    — Attendez-moi
une minute, madame, lui dit l'employée en se levant. Je vais demander à monsieur
Talbot ce qu'il peut faire pour vous accommoder.
     
    Sur ces mots,
elle alla frapper discrètement à la porte de la salle d'examen et chuchota
quelques mots à l'optométriste venu lui répondre. Le spécialiste de la vue jeta
un regard inquisiteur à la dame qui lui tournait le dos avant 490 DES LUNETTES
d'acquiescer à ce que lui disait son assistante. Celle-ci vint reprendre place
devant Laurette.
     
    — Monsieur Talbot
vous propose de laisser cinq dollars à titre d'acompte, de payer vingt dollars
la semaine prochaine et les vingt derniers dollars à la fin du mois d'avril.
Est-ce que ça vous convient?
     
    — C'est correct,
accepta Laurette, en tirant son porte-monnaie de sa bourse. Vous êtes ben fine.
     
    — C'est rien,
madame Morin. Vous aurez qu'à passer jeudi après-midi prochain. Vos lunettes
devraient être prêtes.
     
    À son retour à la
maison, Laurette raconta à Gérard sa rencontre dans la salle d'attente de
l'optométriste et lui avoua piteusement avoir oublié de lui demander son nom et
son adresse.
     
    — C'est peut-être
aussi ben comme ça, conclut-il.
     
    C'est du passé,
cette affaire-là.
     
    Ce samedi-là, la
mère de famille aurait bien voulu parler à Jean-Louis dès son retour à la
maison pour lui emprunter une dizaine de dollars afin de payer ses lunettes,
mais le jeune homme ne revint à la maison qu'au milieu de la soirée et l'ami de
Denise était présent dans la cuisine.
     
    Quand elle put
enfin lui parler après le départ de Serge, il était trop tard, son fils dormait
déjà. Elle attendit donc le dimanche matin lorsqu'il se leva pour accompagner
son père à la basse messe dominicale.
     
    — Je me suis fait
faire des lunettes hier, annonçât- elle à son fils au moment où il sortait des
toilettes après s'être rasé.
     
    — Vous en aviez
besoin, m'man, dit-il sans manifester grand intérêt.
     
    — Le problème,
c'est que j'aurai même pas assez d'argent pour en payer la moitié jeudi, quand
je vais aller les chercher chez Talbot, lui expliqua-t-elle.
     
    491
     
    — Comment ça?
     
    — Parce que ça
coûte quarante-cinq piastres et que j'ai pas tout cet argent-là.
     
    — Qu'est-ce que
vous allez faire?
     
    — J'ai pensé que
je pourrais peut-être t'emprunter un vingt piastres que je te remettrai plus
tard.
     
    — Vingt piastres!
s'exclama le jeune homme. Mais j'ai pas autant d'argent sur moi.
     
    — Je le sais, dit
sa mère avec une certaine impatience.
     
    Mais t'en as à la
banque et...
     
    — A la banque,
ils me donnent de l'intérêt sur cet argent-là, expliqua Jean-Louis. Si je vous
le passe, ça me rapportera rien pantoute.
     
    — Ah ben Christ,
par exemple! jura son père qui venait de l'entendre. Est-ce que j'ai ben
entendu ce que tu viens de dire? Tu serais prêt à charger de l'intérêt à ta
mère qui a passé sa vie à se désâmer pour toi!
     
    — Ben...
     
    — Laisse faire
les «ben», répliqua son père en combattant une quinte de toux. Ta mère a besoin
de ces lunettes-là et tu vas lui prêter l'argent.
     
    — C'est correct,
accepta Jean-Louis du bout des lèvres.
     
    À l'évidence, il
n'acceptait pas de prêter cet argent de gaieté de coeur. Sa mère pouvait
s'attendre à ce qu'il la talonne jusqu'à un remboursement complet. Comme le
jeune homme travaillait durant la journée, il ne put retirer la somme que le
jeudi soir à la succursale de la banque