A l'écoute du temps

se
fait que tes notes ont baissé comme ça? demanda le père à l'adolescent dont les
oreilles avaient violemment rougi.
     
    — J'en ai
arraché, p'pa. C'était plus dur que d'habitude, mentit Richard.
     
    — Moi, je pense
surtout que t'es un maudit paresseux et je te garantis que tu vas te grouiller
à partir d'à soir.
     
    Tu m'entends?
intervint sa mère, rouge de colère.
     
    Richard se
contenta de hocher la tête.
     
    —- Verrat! On
dirait qu'ils font exprès à cette école-là pour écrire le plus petit possible.
J'arrive pas non plus à lire ce que son maître a écrit.
     
    482 DES LUNETTES
     
    — Voulez-vous que
je vous le lise, m'man? offrit Jean- Louis en tendant là main.
     
    Laurette lui
remit la double page cartonnée jaune pâle.
     
    — «Dérange
souvent en classe et travaille mal», lut le frère aîné en adressant un sourire
ironique au coupable.
     
    — Tiens! On vient
de comprendre pourquoi tes notes sont aussi basses, dit sa mère d'une voix
coupante. Tu déranges les autres et tu travailles mal. C'est peut-être pour ça
que t'en arraches, non? demanda-t-elle, légèrement menaçante.
     
    Richard se
contenta de regarder ses pieds pendant que tous les regards étaient tournés
vers lui et que sa mère faisait signe à son mari d'intervenir.
     
    — Écoute-moi ben,
ma tête croche, l'apostropha son père, mécontent. Tu vas faire ta septième
année comme tous les autres dans la famille. S'il faut que tu recommences ta
sixième année parce que tu niaises à l'école, tu vas la recommencer aussi
souvent qu'il va le falloir.
     
    — En plus, ajouta
sa mère, si ta job de fin de semaine te dérange trop dans tes études, tu vas la
lâcher et tu resteras dans la maison le samedi pour étudier et faire tes
devoirs.
     
    Est-ce que c'est
clair? demanda-t-elle après avoir signé le bulletin.
     
    — Oui, m'man.
     
    — A cette heure,
ramasse ton bulletin et va porter ton sac dans ta chambre, lui ordonna-t-elle
sèchement.
     
    Pendant que
l'adolescent s'exécutait, Gérard s'approcha de la table et dit à sa femme avec
l'air de ne pas y toucher:
     
    — Je pense que
t'es rendue que t'as besoin de lunettes pour lire.
     
    — Il manquerait
plus que ça, répliqua Laurette en commençant à servir une assiette.
     
    483 CHÈRK
LAURETTK
     
    — Ben. C'est pas
une disgrâce de porter des lunettes, fit son mari. J'en ai depuis six ans, moi,
et je suis pas mort.
     
    — Laisse faire,
Gérard. Tu l'as dit toi-même tout à l'heure qu'on n'avait pas d'argent à gaspiller
chez les docteurs. On a ben autre chose à faire avec notre argent que d'acheter
des lunettes.
     
    Richard revint
dans la cuisine, soulagé d'avoir aussi facilement traversé la tempête qu'il
avait redoutée toute la journée. Avant de regagner la cuisine, il s'était même
fait le plaisir de projeter d'un coup de pied les pantoufles de Jean-Louis
profondément sous son lit en faisant un détour par sa chambre. Cela lui
apprendrait à se réjouir un peu trop ouvertement de ses malheurs.
     
    La neige cessa
durant la nuit. Selon le lecteur des nouvelles de Radio-Canada, la tempête
avait laissé derrière elle plus de dix-huit pouces de neige. Les employés
municipaux avaient travaillé sans relâche toute la nuit pour que la circulation
reprenne rapidement son cours normal dans la métropole.
     
    Après le départ
des enfants pour l'école, Laurette ramassa le journal que son mari avait laissé
sur le siège de sa chaise berçante. Elle allait le déposer dans la boîte placée
près du poêle quand elle aperçut une photo de la jeune reine d'Angleterre. Elle
suspendit son geste et s'assit à table dans l'intention de lire l'article
consacré à celle qu'elle admirait tant. Qu'est-ce qu'il était arrivé à
Elisabeth II qui était montée sur le trône en février 1952, après la mort de
son père, George VI? Tout ce qu'elle put déchiffrer fut le titre écrit en
caractères gras, soit «Couronnement le 2 juin prochain». Elle eut beau
rapprocher le journal de ses yeux, elle voyait tout embrouillé.
     
    484 DES LUNETTES
     
    — Bout de viarge!
jura-t-elle à voix haute. Il manquait plus que ça. Ça a pas un maudit bon sens!
On dirait qu'ils font exprès pour écrire de plus en plus petit dans leur maudit
journal. Si je veux le lire, je vais être poignée pour porter des barniques à
cette heure. Je vois plus clair pantoute.
     
    Cette
constatation lui mit le moral à zéro et la rage au coeur.
     
     
     
    —