A l'écoute du temps
un trésor, avait rétorqué la bru sur un ton
impudent.
Je pense pas que
toutes les femmes du coin vont se battre pour lui mettre la main dessus.
Lucille Morin
s'était gourmée en entendant les paroles de sa bru et n'avait plus jamais tenté
de la faire revenir sur sa décision d'abandonner sa petite famille chaque
samedi. Par ailleurs, Gérard avait fini par s'habituer assez rapidement à cette
journée de congé hebdomadaire qui lui permettait de se reposer dans la maison
sans avoir à supporter les sautes d'humeur de sa femme.
Ce matin-là,
Laurette emprunta la rue Fullum jusqu'au coin de Sainte-Catherine. Elle
traversa la rue et alla attendre le tramway en face du presbytère de la
paroisse Saint-Vincent-de-Paul. Quand le tramway jaune à bande rouge vin
s'arrêta au milieu de la rue, elle se hissa péniblement à bord du véhicule dans
lequel n'avaient pris place que quelques voyageurs. Elle trouva sans mal un
siège en osier sur lequel elle se laissa tomber avec 66 UN COMMENTAIRE
DÉSOBLIGEANT un plaisir non dissimulé. Les portes se refermèrent et le tramway
se remit en marche vers l'ouest en faisant entendre une sonnerie.
Le nez collé à la
vitre, la mère de famille regarda défiler les rues que le tramway croisait. En
ce samedi matin d'été, la circulation ne s'alourdit que quelques rues à l'ouest
de De Lorimier. Des automobilistes cherchaient à rejoindre les guérites vertes
situées à l'entrée du pont Jacques-Cartier.
A Papineau,
Laurette quitta son siège et s'approcha de la sortie. Elle descendit, comme
chaque semaine, au coin de la rue Amherst. À son avis, les magasins de la rue
Sainte- Catherine ne commençaient à avoir un peu d'allure qu'à partir de cet
endroit. Avant, il n'y avait que des petites boutiques sans grand intérêt pour
une connaisseuse de sa trempe.
En posant le pied
sur le trottoir, elle décida de visiter les magasins du côté sud de la rue
avant midi et de revenir en examinant les marchandises des commerces établis
sur le côté nord après avoir mangé dans un petit restaurant près de chez Eaton,
le point le plus éloigné où elle se rendait habituellement.
Quelques minutes
plus tard, elle s'immobilisa durant un long moment devant la vitrine d'une
boutique de vêtements pour dames. Quand elle poussa la porte, une vendeuse âgée
d'une cinquantaine d'années à l'air revêche ne put réprimer un rictus
d'agacement en l'apercevant.
Une jeune
collègue voulut se diriger vers Laurette, mais elle posa une main sur son bras
et lui fît signe de la tête de ne pas bouger. Elle allait s'occuper d'elle.
De toute
évidence, l'employée la plus ancienne connaissait cette cliente depuis
plusieurs années et elle ne se souvenait pas l'avoir jamais vue acheter le
moindre vêtement. Pourtant, après chacune de ses visites, il fallait compter
plusieurs minutes de travail pour replacer 67 correctement les vêtements sur
les cintres. Elle touchait à tout, palpait les tissus et s'exclamait à mi-voix
sur les prix exorbitants. Si une vendeuse ne s'avançait pas assez rapidement
vers elle pour s'enquérir de ses besoins, elle se fâchait en disant haut et
fort qu'on ne respectait pas la clientèle dans cette boutique. Par contre, si
l'employée faisait montre d'un peu trop de zèle, elle se plaignait d'être
harcelée.
La vendeuse
expérimentée se dirigea lentement vers Laurette, un mince sourire de commande
plaqué sur le visage.
— Vous cherchez
quelque chose en particulier, madame? lui demanda-t-elle sans la moindre trace
de chaleur dans la voix.
— Je sais pas
trop, répondit Laurette, prise de court.
— Une robe
peut-être?
— J'ai pas encore
eu le temps de les regarder, lui fit remarquer Laurette avec une certaine
brusquerie.
— J'ai bien peur,
madame, que nous n'ayons pas votre taille en magasin, fit l'employée, perfide.
Le coup porta. Le
visage de Laurette rougit sous l'insulte et elle jeta un regard furieux à la
grande femme maigre qui se tenait devant elle, les lunettes retenues par une
chaînette.
— Comment ça, pas
ma taille? demanda-t-elle d'une voix menaçante.
— Vous portez
bien du vingt ans, non?
— Non, madame! Du
dix-huit ans! s'emporta Laurette, furieuse.
—
Malheureusement, nous ne tenons pas en magasin les tailles fortes, fit l'autre
en en rajoutant. Je suis vraiment désolée.
Folle de rage, la
mère de famille tourna les talons et quitta la
Weitere Kostenlose Bücher