A l'écoute du temps
pas.
— Merci, madame,
fît Laurette en s'éloignant déjà.
— Si elle
s'imagine que je vais vider mon portefeuille dans ses maudites machines pour me
faire dire que je suis grosse, elle peut ben aller chez le diable,
marmonna-t-elle pour elle-même.
La mère de
famille quitta la pharmacie, en proie à une furieuse envie de fumer pour calmer
ses nerfs. Elle fît même le geste d'ouvrir son sac pour en extirper son étui
rempli de Sweet Caporal et son vieux briquet Ronson. Elle s'arrêta juste à
temps. Fumer dans la rue était le meilleur moyen de passer pour une femme de
mauvaise vie. Une femme qui se respectait ne faisait pas ça. Contrariée au-delà
de toute expression, les nerfs à fleur de peau, elle referma brutalement son
sac. Elle poursuivit son chemin, perdue au milieu de la foule qui avait
progressivement envahi les trottoirs de la rue Sainte-Catherine en ce beau
samedi estival. Elle marchait maintenant au centre du trottoir en évitant
soigneusement de s'approcher des vitrines pour ne pas avoir à regarder son
reflet. L'heure du dîner était venue et elle avait faim en plus d'avoir envie
de fumer.
71 Sans plus se
préoccuper des magasins, elle accéléra le pas pour arriver plus rapidement au
petit restaurant où elle dînait habituellement le samedi midi. Quand elle
pénétra dans l'endroit quelques minutes plus tard, elle poussa un soupir de
soulagement. Elle se dirigea immédiatement vers un box vide où elle s'assit.
Elle déposa sa bourse près d'elle et s'empressa de retirer discrètement sous la
table ses souliers qui lui blessaient les pieds. Elle s'alluma une cigarette au
moment même où une serveuse lui tendait un grand menu cartonné après avoir
déposé un napperon et un verre d'eau devant elle. Cette dernière lui laissa le
temps de choisir ce qu'elle désirait manger en allant aussitôt prendre la
commande d'un couple d'âge mûr assis dans un box voisin.
Un peu plus loin,
une jeune fille se planta devant le juke-box installé au bout du long comptoir
en formica rouge. Durant un long moment, elle s'abîma dans la consultation des
chansons offertes avant de glisser une pièce de monnaie dans l'appareil.
Immédiatement, la voix sirupeuse de Georges Guétary chantant La route fleurie
s'éleva dans le restaurant.
Laurette lança un
regard courroucé à la jeune fille lorsqu'elle passa près d'elle pour regagner
son siège. Non seulement elle était jeune et mince, mais de plus, elle aimait
un chanteur dont elle-même ne pouvait souffrir la voix. Tout pour se faire
haïr. Elle aurait pu au moins choisir Luis Mariano ou Jean Lalonde...
Elle ouvrit le
menu et le consulta en finissant de fumer sa cigarette. Habituellement, le
choix était facile à effectuer. Elle commandait toujours un Coke, un club
sandwich servi avec des frites et une salade de chou. Un gros morceau de gâteau
au chocolat constituait ensuite son dessert préféré. Elle n'était pas riche,
loin de là, mais elle pouvait s'offrir cette petite gâterie hebdomadaire.
72 UN COMMENTAIRE
DÉSOBLIGEANT À ses yeux, c'était là son unique et bien maigre salaire pour
avoir rempli son rôle de servante à la maison durant toute la semaine. Comme
elle gérait le budget familial, il lui était facile de distraire quelques sous
des pensions versées par Denise et Jean-Louis pour se payer ce petit luxe.
Elle vit la
serveuse la lorgner du coin de l'oeil. Il était évident qu'elle attendait de la
voir refermer le menu pour s'approcher d'elle et s'enquérir de ce qu'elle
voulait manger. Toujours en proie à sa mauvaise humeur, Laurette ne broncha pas
et l'ignora ostensiblement. Elle était comme hypnotisée par l'image
appétissante du sunday qui ornait la dernière page du menu. Le front sillonné
par des rides profondes, elle semblait plongée dans un dilemme déchirant.
«Si elle avait
fermé sa gueule, elle, je serais pas poignée comme ça, se dit-elle en songeant
à la vendeuse de lingerie pour dames. Là, si je commande ce que j'aime, je vais
passer pour une grosse cochonne... Maudit que ça m'enrage! J'ai faim, moi!»
— Pour vous,
madame? Laurette sursauta. Elle n'avait pas vu la serveuse s'approcher de sa
table et attendre, son bloc-notes à la main, prête à écrire ce que cette
cliente désirait commander. Pendant un instant, elle balança entre la
gourmandise et la sagesse.
Puis, la mort dans
l'âme et la rage au coeur, elle laissa tomber:
— Apportez-moi
une
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