A l'écoute du temps

boutique en claquant la porte
derrière elle. Cette 68 UN COMMENTAIRE DÉSOBLIGEANT remarque fielleuse de la
vendeuse venait de gâcher sa journée.
     
    — La maudite
vieille vache! dit-elle à mi-voix, les dents serrées, en sortant du magasin. Un
peu plus et je lui sautais dans la face! Tu parles d'une écoeurante. «Forte
taille»! Je suis pas grosse pantoute. Ça a l'air d'un vrai brochet et ça vient
rire du monde normal! Cette remarque de la vendeuse avait tout de même fait
mouche. Toute sa sérénité avait soudainement disparu. Les mots «forte taille»
étaient parvenus à semer une sourde inquiétude chez elle. Durant le reste de
l'avant-midi, elle s'arrêta à plusieurs reprises devant les vitrines des grands
magasins non pas tant pour y admirer les marchandises exposées que pour y
examiner de près sa silhouette. Elle se scrutait alors de face et de profil,
rentrant le ventre, redressant les épaules et relevant le menton. Lorsque des
gens approchaient de l'endroit où elle se tenait, elle s'empressait de se
remettre en marche, incapable de juguler sa mauvaise humeur. Quand elle se
retrouvait seule, elle s'adressait à elle-même.
     
    — Viarge! Je suis
pas si pire que ça. J'ai pas encore quarante ans. Je suis encore ben
présentable. J'ai peut-être une couple de livres de trop, pis après! C'est pas
un crime! Je suis juste un peu grassette, bonyeu! Il y a ben des hommes qui
aiment ça, une femme ben en chair. C'est tout de même pas de ma faute si j'ai
pris une livre ou deux après chacun des enfants.
     
    Mais Laurette
sentait que sa journée était irrémédiablement gâchée et cela la mettait dans
tous ses états. Si elle s'était laissée aller, elle serait retournée à la
boutique de lingerie féminine pour étrangler lentement la vendeuse.
     
    Un peu avant
midi, elle allait passer devant la Pharmacie Montréal sans s'arrêter quand elle
se rappela soudain y avoir déjà vu des pèse-personne mis au service du public.
     
    69 Elle entra et
se mit à arpenter les allées, à la recherche des appareils. Elle en découvrit
finalement deux, côte à côte, à gauche de la porte d'entrée. Si elle se fiait à
l'écriteau fixé au mur au-dessus de chacun, il suffisait de glisser cinq cents
dans la fente et de monter sur le pèse-personne pour connaître son poids avec
une exactitude incontestable.
     
    Laurette ouvrit
sa bourse et fouilla fébrilement dans son porte-monnaie à la recherche d'une
pièce de cinq cents. Quand elle l'eut trouvée, elle jeta de rapides regards
autour d'elle pour s'assurer qu'aucun curieux n'était assez proche de
l'appareil pour voir le poids s'afficher lorsqu'elle monterait dessus.
Rassurée, elle glissa la pièce dans la fente et monta précautionneusement sur
le pèse-personne.
     
    Elle pencha vite
la tête pour regarder défiler les chiffres au bout de ses pieds... Ces derniers
s'arrêtèrent et ne bougèrent plus. Deux cent cinq livres! Deux cent cinq
livres!
     
    — Voyons donc,
calvaire! Cette maudite bébelle-là marche pas! Deux cent cinq livres! J'ai
jamais pesé ça de ma vie! Elle enleva ses souliers, et se souleva un peu sur le
bout des pieds dans une ultime et vaine tentative pour alléger son poids.
L'aiguille indiqua résolument deux cent cinq. A ce moment-là, elle aperçut du
coin de l'oeil une employée vêtue d'un sarrau blanc qui venait dans sa
direction en affectant un air affairé. Laurette s'empressa de descendre du
pèse-personne et remit ses souliers après s'être assurée que les chiffres
avaient bien disparu.
     
    — Madame!
héla-t-elle l'employée en lui faisant un signe pour attirer son attention.
     
    — Oui, madame,
dit la jeune femme sur un ton aimable en s'approchant.
     
    — Est-ce que ça
se pourrait que votre balance marche pas? demanda Laurette, pleine d'espoir.
     
    70 UN COMMENTAIRE
DÉSOBLIGEANT
     
    — Ça peut
toujours arriver, répondit-elle. Vous avez mis cinq cents et...
     
    — Non,
l'interrompit-elle. Pour ça, c'est correct. Mais je parlais des chiffres.
Est-ce que ça arrive qu'elle marque pas les bons chiffres? Un éclair de
compréhension passa dans le regard de l'employée qui eut tout de même du mal à
retenir un petit sourire.
     
    — Bien sûr,
madame. Ça peut arriver. Après tout, c'est juste une machine. Mais
ordinairement, elle est assez fiable. Mais si vous pensez qu'elle fonctionne
mal, vous pouvez toujours essayer l'autre, à côté. Ça me surprendrait que
toutes les deux fonctionnent