A l'ombre de ma vie
suis livrée à cette jungle mixte, des hommes et des
femmes qui déambulent, le plus souvent en donnant l’impression de savoir où ils
vont – ce qui n’est pas du tout mon cas.
J’avance un moment au petit bonheur. Ce qui m’entoure est
vraiment effrayant. Je cherche les toilettes et je finis par comprendre que ce
sont ces ouvertures dans les murs, des trous sans porte où chacun vient faire
ses besoins devant tout le monde, qui n’ont pas été nettoyés depuis des
lustres, au point que tout empeste, que des milliers de mouches volent… et plus
tard je verrai des rats, aussi. Je vois des filles qui essaient de faire pipi
et des mecs qui regardent, goguenards ; moi je ne pourrai jamais. Pourtant
j’ai mal au ventre et je me tords, mais il n’est pas question que je m’abaisse
à ce point.
Quelqu’un m’appelle et vient me chercher pour m’emmener à
l’audience. On m’avait prévenue que c’était à onze heures. D’ailleurs, ce sera
toujours à onze heures. Au moment où je me laisse entraîner, je tombe nez à nez
avec la fille du fourgon, celle qui me fixait de ses yeux d’homme, de son
regard méchant. Elle me dit qu’elle va me tuer, qu’elle me fera avaler mes
dents, elle hurle, et je cours pour échapper à sa folie de menaces. J’ai peur
qu’elle en vienne à me frapper, aussi. Cette fois, je n’ai ni la présence
d’esprit ni le cran de faire semblant de résister, je suis prise de panique.
Je ne sais pas très bien comment j’arrive devant cette
porte, au bout de plusieurs couloirs, de marches qu’on m’a fait monter,
descendre et monter encore, mais j’entre dans une espèce de petite cellule et
la porte se referme derrière moi. Devant, il y a une grille, à hauteur
d’homme : mon avocat Jorge Ochoa se trouve derrière et me regarde arriver
tranquillement. Je lui saute presque dessus et je hurle qu’une femme veut me
tuer, qu’elle me menace de me faire avaler mes dents, je crie, je pleure et je
m’entends dire :
— Je veux faire pipi !
En fait, il y a un micro dans cette cellule, j’ai hurlé au
micro que je veux faire pipi et tout le monde m’a entendue. Dans la cellule, à
côté de moi, Israël vient d’arriver. Ce sera une audience commune. Dès qu’il
entre, je le vois au bord des larmes. C’est bizarre, mais je ne ressens rien.
Ni peur ni haine, c’est comme si je ne savais pas très bien qui il est. Ou que
je ne le savais plus. J’en suis peut-être à me demander si je l’ai vraiment su
un jour et je l’entends me jurer qu’il n’a rien fait, il le jure sur la tête de
ses enfants, sur la tête de ses parents et des miens, il insiste et veut me
convaincre, finalement je ne sais plus ce que je dois penser. Je ne lui dis
rien, je le regarde pleurer devant moi, me demander pardon. Je pleure avec lui.
Il y a longtemps que des larmes n’étaient pas sorties. Je n’arrête pas de le
regarder, j’essaye de comprendre et je m’aperçois que j’ai envie de le croire.
Moi, je n’ai rien fait et je suis là tout de même, alors pourquoi pas
lui ? J’ai l’impression qu’il est dans le même état de désespoir que moi,
qu’il a peur, lui aussi, et au bout du compte je le trouve assez convaincant.
Mais je ne dis rien. Je comprends que mon procès est sur le point de commencer,
ce n’est pas le moment de prendre des risques.
Notre procès débute. Israël parlera le premier. On me fait
sortir de ce box et on m’installe avec un gardien sur le banc juste à
l’extérieur. Israël, lui, est à l’intérieur. C’est sa première
déclaration : il doit expliquer sa position, la manière dont il va se
défendre des accusations d’enlèvements et de toutes les autres. En fait, Israël
est accusé de neuf enlèvements au total et de la mort d’un homme ; à cela
s’ajoutent détention d’armes et association de malfaiteurs, comme moi. Il
parle, il parle, c’est interminable et j’attends toujours, assise sur ce banc,
dans ce couloir sordide ou passent parfois d’autres détenus qui sont là pour
leur procès, ou simplement parce que c’est leur prison.
En fait, le procès se tient dans la prison pour hommes.
C’est pour ça qu’il y en a tant, quand on descend du fourgon. Je suis obligée
d’emprunter différents couloirs avant d’arriver au tribunal. Et là tout peut
arriver, même le pire. Entre les cellules, il n’y a pas de gardes, c’est une
zone de non-droit où le plus fort fait la loi ; je ne m’habituerai
Weitere Kostenlose Bücher