A l'ombre de ma vie
chauffage. Les Mexicains n’ont pas l’habitude du froid. Les
températures chutent en novembre, décembre et janvier, mais pas tant que chez
nous. Alors, pour deux ou trois mois où les températures restent tout de même
raisonnables, ce n’est pas la peine d’installer le chauffage. Sauf qu’ici, dans
ces grandes structures mal isolées où le vent s’engouffre, l’hiver est glacial.
Il m’arrive de rester des journées complètes roulée en boule sous mes
couvertures.
Au tribunal, un jour de printemps, j’ai la surprise de voir
Jacques-Yves Tapon. Cela me fait du bien : c’est une figure amie, il est
du nord de la France, comme moi, et le premier journaliste à être venu me voir.
C’était à l’arraigo, quasiment ma première visite. En vacances au
Mexique, il avait entendu parler de mon histoire, alors il avait pris contact
avec mon avocat. Voilà comment je l’ai rencontré, comment je lui ai expliqué ce
qui m’arrivait et comment, rapidement, il est devenu un de mes plus fidèles
soutiens. Après notre première rencontre, il avait fait un reportage sur Radio
France, pour qui il travaillait, à Boulogne-sur-Mer. Il a également rencontré
mes parents, mes amis. Cette visite de Jacques-Yves à l’arraigo, c’est
une de mes deux plus fortes émotions, avec l’e-mail de Denise Maerker demandant
que je la rappelle. Son retour symbolise un vrai lien avec la France, avec ma
région. Lui aussi s’étonne de la manière dont se déroule le procès. Je ne rêve
donc pas, tout cela est bien bancal, complètement farfelu. Avant qu’il ne
reparte, nous décidons de rester en contact. Puisque nous avons accès à trois
téléphones muraux, dans la prison, je lui téléphonerai souvent. J’aime bien l’entendre,
le tenir au courant. À part mes parents, que j’appelle tous les matins, il sera
longtemps le seul à qui je parlerai régulièrement.
En revanche, je ne parle plus du tout à Israël. Nous ne
sommes décidément plus sur la même planète, et même sa sœur, Lupita, est
maintenant agressive avec moi. Il y a quelques jours, un secrétaire qui se
tenait contre la grille, au tribunal, m’a demandé si c’était ma sœur, cette
femme au fond de la salle. Non, c’était Lupita.
— Dis donc, elle te ressemble…
Cette phrase m’a fait un drôle d’effet parce que plusieurs
témoins, maintenant, parlaient d’une femme parmi les ravisseurs. Et ils
décrivaient des cheveux blond-roux, une peau blanche, une taille moyenne. C’est
une description qui correspond autant à Lupita qu’à moi. Ce jour-là, elle a
surpris cette conversation avec le secrétaire de la juge. À la fin de
l’audience, elle s’est approchée et m’a regardée froidement :
— Tu trouves qu’on se ressemble ? Je crois que tu
as raison. Mais il y a tout de même une différence : c’est que, moi, je
suis libre. Toi, tu es là, c’est comme ça, et personne ne sait dans combien de
temps tu sortiras…
Son ton m’a glacée. Elle ne m’avait jamais parlé de cette
manière ; ni elle ni personne de la famille d’Israël, qui ne me regarde
même plus. J’ai le sentiment d’avoir été trompée, de m’être laissé abuser, mais
c’est décidément inconcevable que ces gens sans histoire, cette famille de
garagistes tranquilles puissent être une bande de ravisseurs.
L’audition des policiers de l’AFI arrive enfin. Elle va bien
avoir lieu, parce que le tribunal et aussi mon avocat ont beaucoup insisté. Une
fois, deux fois, dix fois, je suis arrivée au tribunal pour les entendre, mais
finalement l’audience était reportée : ces messieurs ne s’étaient pas
déplacés. Sans explications. Chaque fois, les avocats insistaient, réitérant
leur désir de les entendre et de leur poser des questions. Chaque fois, un
secrétaire de la juge annonçait que des convocations allaient partir à nouveau,
et on fixait une autre date. J’ai bien cru qu’on ne les verrait jamais à ce
procès, mais ce matin ils sont bien là et l’audience peut avoir lieu.
L’ambiance est plus tendue qu’avec les autres témoins. L’Agence fédérale
d’investigation est une police spéciale, longtemps placée sous l’autorité de
Genaro Garcia Luna. C’est une police d’élite, officiellement chargée de lutter
contre les cartels et l’industrie du crime, mais elle a une réputation
sulfureuse. Certains de ses cadres sont suspectés de liens avec les cartels et
d’autres auraient des méthodes brutales, voire
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