A l'ombre de ma vie
déjà
installée. Elle ne dort pas, elle me regarde entrer et se présente, vaguement
menaçante mais fière de le dire aussi clairement : c’est « la Reine
du Pacifique », la criminelle la plus célèbre du Mexique, et même des pays
environnants, parce qu’elle a été arrêtée à la fin de l’année 2007, soupçonnée
d’avoir monté un puissant réseau financier pour soutenir le trafic de drogue de
la Colombie aux États-Unis. Depuis des années, tous les médias parlent d’elles,
son arrestation a été une secousse énorme, et on dit que c’est sur l’ordre
insistant des Services secrets américains qu’elle a enfin été coffrée. Un livre
vient même d’être écrit sur elle. Je me souviens encore des images de son
arrestation, où elle passait devant les caméras, souriante, très belle et sûre
d’elle, sans doute confiante parce qu’elle sait qu’elle ne passera que quelque
temps en prison – sauf si elle est extradée aux États-Unis, à mon avis.
Elle s’appelle Sandra Avila Beltran, c’est une des plus
grandes narcotrafiquantes au monde et je suis là, avec elle, dans la même
cellule !
Heureusement, elle m’accueille assez gentiment. Elle aussi
sait qui je suis, et semble vouloir me rassurer, mais je suis incapable de lui
dire un mot. Me revoilà à Santa Martha, c’est tout ce que je sais. Je vais
peut-être finir ma vie ici. Alors sur le lit en fer où on m’a installée, les
yeux pleins de larmes, je ne peux me dire qu’une chose : j’aime mieux ne
pas vivre pour ne pas le voir. Ils ont gagné.
En France, on ne me laisse pas tomber, encore une fois. Je
n’ai plus la force de me battre, mais d’autres l’ont pour moi, à commencer par
mes parents, comme d’habitude, par Frank Berton et aussi le président, qui
s’inquiètent auprès des autorités mexicaines de la signification de ce
transfert inattendu. À l’ambassade, Daniel Parfait se manifeste et tient toute
sa place. À la fin de mon premier jour à Santa Martha, il dit aux journalistes
français installés ici qu’il est plutôt confiant : pour lui, je vais
rentrer à Tepepan. Je crois que les autorités françaises ont fait valoir que
j’avais été amenée là pour raisons médicales, suite à mes problèmes de dos, et
la pression qu’ils exercent discrètement semble efficace. Toujours aussi
amorphe, encore amaigrie puisque je ne mange plus depuis plusieurs jours et que
je suis atteinte d’un virus qui m’affaiblit, je me laisse une nouvelle fois
emmener. Mon séjour à Santa Martha n’aura pas été bien long, mais le message
est clair : on peut m’y ramener à n’importe quel moment. C’est une manière
de m’ordonner de me taire, de ne plus m’exprimer dans les médias, de ne plus
exister, en quelque sorte. Que je purge là mes soixante ans et que je me taise,
voilà ce que veut le gouvernement mexicain. Il veut une victoire totale.
Dans ma cellule, je découvre des barreaux aux fenêtres qui
donnent sur le couloir. C’est nouveau. Officiellement, c’est pour permettre aux
ouvriers de réaliser ces quelques travaux qu’on m’a amenée à Santa Martha.
Quelle plaisanterie ! Des travaux, il y en a toujours, ici, et les filles
sont alors simplement déplacées, il existe des lieux pour cela. De plus, on
m’attribue une escorte permanente. Deux femmes se collent à mes basques, ne me
lâchent plus, que j’aille à la salle des visites, aux toilettes ou que je
descende ma poubelle. C’est invivable.
Au moins, je suis rentrée. Je n’ai plus le goût de vivre,
mais ici on ne m’agressera pas. Pour que je comprenne bien ce qui pourrait
encore m’arriver – comme si je n’avais pas compris… ‒ , on me parle d’un long article,
deux pages dans El Universal, où je m’en prends à Luis Cardenas Palomino
et Genaro Garcia Luna. Ils n’ont sûrement pas apprécié. Des journalistes
racontent d’ailleurs anonymement qu’ils ont subi des pressions, notamment par
téléphone, pour cesser de parler de moi comme ils le font : en mettant en
cause les preuves qui m’accablent. Ils ont été sommés d’en revenir à la version
officielle, ou tout simplement de ne plus rien écrire du tout.
Garcia Luna ne redoute pas de s’adresser ainsi aux
journalistes. C’est un pays dangereux, ici, pour ceux qui veulent faire leur
métier avec courage. Anabel Hernandez peut en témoigner. Récemment, des équipes
de télévision se sont approchées du domicile de Garcia Luna, pour enquêter
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