À l'ombre des conspirateurs
dégâts éventuels, Geminus me le prit entre le pouce et l’index dans l’intention de le tordre. Je levai automatiquement le bras pour me débarrasser de sa main.
— Et tu t’approches à combien d’elle, en général ?
— Je l’ai rencontrée l’année dernière en Bretagne, où elle m’a engagé comme garde du corps pour rentrer à Rome. En tout bien tout honneur. Va chercher des scandales ailleurs…
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu perds la main, ou quoi ? railla-t-il. Je ne connais pas beaucoup de patriciennes pouvant parcourir 1 400 lieues avec un beau garçon comme toi sans s’accorder une conversation privée avec lui. Pour oublier les rigueurs du voyage…
Il reporta son regard sur la statue. J’éprouvais le sentiment bizarre de présenter l’une à l’autre deux personnes de ma connaissance.
— Qu’est-ce que tu tiens là ? me demanda Geminus.
— Une recette pour cuire un turbot dans une sauce au cumin. Sans doute ce que son mari préférait pour déjeuner… (Un soupir m’échappa.) Tu sais ce qu’on dit : pour le prix de trois chevaux, tu peux acheter un cuisinier convenable, et avec trois cuisiniers, essayer d’acheter un turbot aux enchères. Malheureusement, je ne possède même pas un cheval !
— Tu as envie d’elle, Marcus ? demanda-t-il en me jetant un regard sournois.
— Je n’ai nulle part où l’accueillir.
— Je veux parler de la statue, précisa-t-il, le visage fendu d’un grand sourire.
— Oh ! la statue ! m’exclamai-je en riant jaune.
Nous décidâmes qu’il serait tout à fait incorrect de monnayer la représentation d’une patricienne dans un marché public. Vespasien serait d’accord avec nous, mais il la vendrait très cher à sa famille. Comme Geminus n’appréciait pas les empereurs plus que moi, nous omîmes d’inscrire la statue dans l’inventaire impérial.
Je l’enveloppai dans un superbe tapis égyptien (que le commissaire-priseur avait aussi « oublié » de mentionner), afin de l’envoyer à son père.
Tard le soir, dans une maison vide, votre cerveau vous joue parfois des tours étranges. Gornia et ses porteurs avaient quitté les lieux, et Geminus m’avait précédé vers la sortie. Je passai par la salle de réception pour récupérer ma toge froissée. En ressortant, je me frottais les yeux de fatigue. Malgré le peu de lumière, je remarquai une présence dans l’atrium, en contemplation devant la statue.
Probablement l’un des esclaves, pensai-je tout d’abord.
Le temps de fermer la porte derrière moi, plus personne. J’avais cependant eu le temps de noter qu’il s’agissait d’un homme mince, aux cheveux clairs, sensiblement du même âge que moi. Ses traits accusés me rappelaient quelqu’un… Non, c’était impossible ! Pendant quelques instants, glacé de peur, je me dis que je venais de voir le fantôme d’Atius Pertinax.
Je suis doté d’une imagination fertile, et j’étais épuisé. Penser à des morts toute la journée avait dû affecter mon cerveau. J’allai jusqu’à l’atrium et ouvris toutes les portes, sans voir personne. Je m’approchai de la statue de bronze et la dévisageai hardiment moi aussi. Seul son visage dépassait du tapis enroulé autour d’elle.
— Maintenant, chérie, c’est une histoire entre toi, moi et lui. C’est un fantôme, tu es une statue, et moi je suis très certainement dément…
L’image grave de la jeune Helena me regarda de ses yeux colorés, avec l’ébauche d’un sourire à la fois éthéré, doux et sincère.
— Tu es une vraie femme, ma princesse ! lui affirmai-je en gratifiant d’une nouvelle tape son postérieur protégé d’un tapis. Impossible de compter sur toi !
Le fantôme avait dû se fondre dans un panneau de marbre ; la statue gardait son air supérieur ; le dément fut agité d’un frisson, et se précipita pour rejoindre Geminus.
11
Selon moi, les plus belles maisons de Rome ne sont pas celles élégantes du mont Pincio, mais les résidences le long du Tibre – dans mon propre secteur –, avec leurs escaliers descendant en pente douce vers le fleuve et la vue magnifique qu’elles offrent à leurs occupants. Geminus habitait là : il avait de l’argent et du goût, et était né sur l’Aventin.
Pour apaiser un peu ma jalousie, il me rappelait que des inondations affectaient souvent ce quartier. Un détail, quand on nourrit assez d’esclaves qui se débrouilleront à balayer le Tibre
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