À l'ombre des conspirateurs
devenir un dieu. Les mortels qui possèdent un soupçon de cervelle se disent qu’il est plus sain de lui faire bonne figure… Dis-moi ce que ton frère avait l’intention de lui dire ?
— Il allait s’exprimer en notre nom à tous les deux. Nous avions décidé de « faire bonne figure aux Flaviens », pour parler comme toi.
— Guère facile, j’en conviens, compatis-je. (Mon humeur devenait aussi morose que la sienne.) Tu as dû éprouver un choc terrible en apprenant l’accident de ton frère.
— Tu veux parler de son meurtre, j’imagine !
— Oui. Ce que j’aimerais surtout comprendre, c’est pour quelle raison on voulait se débarrasser de lui avant son entrevue avec Vespasien.
— Aucune ! s’exclama Gordianus avec impatience. Nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous, ajouta-t-il d’un air contrit.
Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Longinus avait appris quelque chose lors de son retour à Rome…
— Pas entièrement, Curtius Gordianus. Le hasard peut nous faire mourir de mille et une façons. Un employé du bureau du censeur m’a dit un jour que les tuyaux de plomb et les onguents dont les femmes se barbouillent le visage présentent aussi des dangers mortels.
— On a délibérément fait rôtir mon frère vivant, dit-il en se balançant lourdement d’avant en arrière. Quelle horrible mort !
— Non, sénateur, l’assurai-je. Pas si pénible. Dans ces cas-là, on est rapidement asphyxié.
Le silence s’établit entre nous. Au bout d’un moment, je laissai échapper en soupirant :
— Peut-être ai-je déjà vu trop de gens mourir.
— Comment rester humain, malgré tout ? questionna-t-il.
— Quand j’examine un cadavre, je me rappelle qu’il doit avoir des parents quelque part. Peut-être une femme… J’essaie de les retrouver, et je leur raconte ce qui est arrivé. Je ne m’attarde pas : en général, les gens préfèrent rester seuls pour surmonter un tel choc. Plus tard, certains d’entre eux viennent me voir pour s’entendre raconter à nouveau les détails. C’est plutôt pénible.
— Et c’est quoi, le pire ?
— Penser à ceux qui aimeraient savoir, mais n’osent pas venir le demander.
Gordianus paraissait toujours très abattu. L’échec de son action contre Vespasien le minait de l’intérieur.
— Mon frère et moi, commença-t-il avec difficulté, nous étions persuadés que Vespasien n’était qu’un aventurier issu d’une famille sabine d’incapables, et qu’il mènerait l’Empire à sa perte.
— Je suis un républicain convaincu, répondis-je en hochant la tête, mais loin de moi l’idée de le mésestimer.
— Parce que tu travailles pour lui !
— Uniquement pour l’argent.
— Alors fais autre chose !
— J’accomplis mon devoir ! rétorquai-je sèchement. Mon nom figure sur le registre des impôts, et je n’ai jamais oublié de voter. Mais ce n’est pas le sujet qui nous occupe, je suis venu te réconcilier avec Vespasien. Il lui faudra du temps pour relever les ruines laissées par Néron.
— Tu l’en crois vraiment capable ?
— Probablement, répondis-je après une brève hésitation.
— Ah, Falco ! Aux yeux de la plupart des Romains, il restera un aventurier.
— Nul doute qu’il en est conscient !
Gordianus se remit à fixer l’horizon. Il se tenait avachi sur les marches, telle une anémone de mer abandonnée par la marée. De loin, il devait ressembler à une grosse tache grisâtre sur la pierre.
— As-tu des enfants ? demandai-je pour rompre le silence, et aussi pour l’amadouer.
— Quatre. Plus les deux de mon frère, maintenant.
— Ta femme ?
— Morte, heureusement pour elle. (Je connaissais des femmes qui lui auraient volontiers donné un coup de pied dans les chevilles en l’entendant s’exprimer de la sorte. Une, en particulier ! Il dut voir quelque chose passer sur mon visage, car il demanda :) Et toi, Falco ?
— Pas exactement.
— Tu as quelqu’un en vue ? (Quand les gens qui vous interrogent ne font pas preuve de cynisme, il est plus facile pour un célibataire de faire preuve de sincérité.) Alors, pas d’enfants non plus ? continua-t-il.
— Pas que je sache. Ce n’est pas de l’humour : mon frère a un enfant qu’il n’a jamais vu. Je ne voudrais pas que pareille chose m’arrive.
— Qu’est devenu ton frère ?
— Il est mort en Judée. C’est un héros, à ce qu’on
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