À l'ombre des conspirateurs
dit.
— Récemment ?
— Il y a trois ans.
— Ah !… Alors tu peux m’aider. Comment affronter ce genre de situation ?
— On accepte les condoléances banales de gens qui les connaissaient à peine. On leur élève de coûteux mausolées, qui n’impressionnent pas leurs vrais amis. On ne les oublie pas le jour de leur anniversaire. On console leurs femmes, on surveille l’éducation de leurs enfants…
— Ça aide ?
— Pas vraiment…
Gordianus se tourna vers moi, un sourire en coin.
— Vespasien t’a choisi comme messager parce que tu sais te montrer persuasif, dauba-t-il. (J’avais gagné sa confiance, mais je me sentais coupable d’avoir dû parler de mon frère pour y parvenir.) Tu m’as l’air sincère. Que me recommandes-tu ? (L’esprit toujours préoccupé par Festus, je restai silencieux.) Oh ! Falco, tu ne peux pas imaginer tout ce qui m’est passé par la tête !
Il se trompait lourdement. Dès le premier coup d’œil, j’avais deviné qu’il s’agissait d’un défaitiste tourmenté. Des types dans son genre ne devraient jamais participer à des complots. Gordianus perdait pied trop facilement. Ce qu’il avait entrepris, tous les sénateurs envisagent de le faire chaque jour en déjeunant. C’est même la raison pour laquelle l’empereur se sent obligé de les traiter avec diplomatie. Certains complots, nés autour des artichauts froids du mardi, ont déjà avorté quand on sert les œufs de harengs du mercredi. Curtius Gordianus s’était malencontreusement entêté ; pire encore, il s’était associé avec des amateurs qui auraient dû se consacrer à leurs passe-temps habituels : boire, jouer, et séduire les femmes de leurs meilleurs amis.
— D’après toi, que me reste-t-il comme solutions, Falco ? demanda-t-il d’un ton angoissé.
— Vespasien n’émettra aucune objection si tu te retires dans ta propriété, et…
— Me retirer de la vie publique ? (En vrai Romain qu’il était, cette proposition le choquait au-delà de ce qu’il aurait pu exprimer.) Est-ce un ordre ?
— Non, désolé… (J’étais furieux contre moi-même. Ce gros édredon mou avait besoin d’être retapé avec un rôle officiel.) L’empereur a été impressionné que tu choisisses de te consacrer à la vie religieuse. Il n’en préférerait pas moins que tu acceptes un poste faisant davantage appel à tes aptitudes.
J’avais l’impression d’entendre parler Anacrites. Je travaillais au palais depuis trop longtemps…
— Tu penses à quoi ? demanda-t-il tout de suite.
— Pæstum ? (À son tour, Gordianus demeura silencieux. Par rapport à cette côte déserte, l’impressionnant ensemble de temples de Pæstum représentait un véritable luxe.) Pæstum ! répétai-je d’un ton enjôleur. Une cité civilisée, un climat délicat qui permet aux plus jolies violettes d’Europe de pousser, où les roses des parfumeurs fleurissent deux fois par an…
Et au moins, Pæstum, sur la côte ouest de la Campanie, n’était pas hors de portée de Vespasien !
— Et pour quel poste ?
Voilà qu’il recommençait à parler comme un sénateur.
— Je ne dispose pas de l’autorité nécessaire pour le confirmer, mais en venant ici, j’ai appris qu’il y avait un poste vacant, justement au grand temple d’Héra.
Il acquiesça immédiatement d’un signe de tête.
Ma mission était terminée, et j’espérais avoir gagné une prime par la même occasion. Enfin, pour être réaliste, il fallait d’abord que Vespasien tombe d’accord avec moi sur la solution que j’avais suggérée. Il réfléchirait d’abord longuement au bénéfice que l’Empire retirerait de cet arrangement. Si longtemps qu’il en « oublierait » de me payer…
Je me mis debout pour étirer ma colonne vertébrale. Je me sentais crasseux et fatigué, deux états assez communs dans mon métier. Privé de conversation intelligente depuis trop longtemps, j’en arrivais presque à bafouiller. Je prenais aussi conscience des nombreuses égratignures sur mes jambes, à la suite de mes balades dans les sous-bois avec ma chèvre. Une barbe drue de dix jours me couvrait les joues ; mes cheveux et mes sourcils se tenaient tout raides à cause du sel. Je devais ressembler aux brigands qui hantent les chemins de montagne.
Gordianus avait du mal à cacher son exultation. Tout en l’observant, je mesurais l’ironie de ma propre situation. Cette prime ne constituerait jamais
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