À l'ombre des conspirateurs
précipitèrent dans la pièce en se bousculant. Ils s’arrêtèrent net en constatant l’agitation extrême de leur maître. Sans leur laisser le temps de reprendre leurs esprits, je débitai rapidement :
— Curtius Gordianus, ton frère a été la victime d’un affranchi d’Atius Pertinax Marcellus. Tu n’ignores pas de quelle façon Pertinax est mort. Ma conviction, c’est que ce Barnabas rend ses anciens affidés responsables du trépas de son protecteur bien-aimé. Tu es peut-être le prochain sur sa liste ! Sénateur, je viens t’assurer de la bonne volonté de Vespasien. Une fois le deuil officiel de neuf jours passé, j’espère pouvoir m’entretenir avec toi.
Dans le hall, je rencontrai Milo tout juste arrivé. Il arborait une vilaine coupure, et les chairs tout autour avaient pris une belle teinte bleue.
— Tu as reçu un méchant coup ! constatai-je d’une voix compatissante. Ne t’inquiète pas pour l’urne, j’ai réussi à enlever les traces de sang !
Sur ces bonnes paroles, je m’élançai dehors.
Devant le temple, une procession titubante arrivait de la plage, traînant la chèvre toujours aussi récalcitrante. Je discernais sans peine des similitudes entre le triste sort de l’animal et le mien. Moi aussi, je passais une grande partie de ma vie à bêler en vain, avec la triste certitude de me diriger vers une fin funeste.
En l’absence du grand prêtre, je fus consulté sur la conduite à tenir.
— Rentrez chez vous ! ordonnai-je. (Inventant au fur et à mesure, j’ajoutai avec beaucoup d’assurance :) Balayez votre maison avec des rameaux de cyprès.
— Et que doit-on faire de la chèvre ?
Je fus submergé par une vision de côtelettes goûteuses, grillées en plein air, avec du sel et de la sauge sauvage.
— Cette chèvre est désormais sacrée pour la déesse Héra. Laissez-la ici, nous allons nous en charger !
Les pèlerins s’empressèrent de ramasser leurs couronnes de laurier et de repartir chez eux. Les assistants rentrèrent dans le temple pour s’amuser aux jeux dégoûtants de ces jeunes serviteurs quand personne ne les surveille. La mine réjouie, j’avais accepté la responsabilité de la chèvre.
L’animal tremblait d’un air piteux au bout d’une longue corde. Elle était mignonne à croquer, et j’avais très faim. Heureusement pour elle, dans ce costume de prêtre, je n’osai envisager de dévorer une offrande bêlante destinée à Héra. De toute façon, j’aurais été incapable de trucider une créature me regardant avec de tels grands yeux emplis de tristesse.
19
Je n’ai jamais été fichu de me rappeler si on compte les jours de deuil à partir du jour de la mort d’une personne, ou de celui où la nouvelle est connue. Gordianus avait indubitablement opté pour la deuxième hypothèse. Ce n’était pas idéal pour mon hygiène corporelle, mais cela lui donnait le temps de se remettre.
Pendant neuf jours, j’arpentai la plage avec ma chèvre qui mâchouillait des morceaux de bois et divers débris rejetés par la mer, tout en m’écoutant lui parler des choses de la vie. Je survécus en buvant son lait et en mangeant les gâteaux de froment récupérés sur l’autel. Pour dormir, je me calais entre la mule et la chèvre. J’avais beau me baigner fréquemment dans la mer, je n’arrivais pas à me débarrasser de leur puanteur – et, bien sûr, je n’avais aucune possibilité de me raser.
Lorsque des gens se dirigeaient vers le temple, je prenais grand soin de me dissimuler. Aucun fidèle n’a envie de se retrouver nez à nez avec une épave humaine barbue dans un lieu sacré, fût-ce en compagnie d’une chèvre.
Au bout de deux jours, un prêtre remplaçant débarqua. J’avais déjà organisé deux équipes de balle avec les assistants du temple, les compétitions se déroulant sur la plage. Quand les garçons étaient épuisés, je les faisais asseoir en rond pour leur lire à voix haute « mes » fameuses Guerres des Gaules. L’air frais et Vercingétorix les détournaient des occupations douteuses pendant une grande partie de la journée. Je préférais cependant ne pas m’enquérir de leurs activités nocturnes.
Une fois la nuit tombée, quand tout devenait silencieux, je me retrouvais seul dans le temple. Assis devant la déesse du Mariage, je grignotais les offrandes déposées sous forme de gâteaux au froment. Sans penser à rien. Je ne réclamais aucune faveur, elle n’a jamais cherché à
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