Abdallah le cruel
jours. Il avait ordonné à son chambellan de veiller soigneusement sur
son hôte et de ne jamais le laisser seul. Il craignait qu’Alfonso ne soit tenté
de mettre fin à ses jours ou de s’enfuir. Lui-même éprouvait l’impérieux besoin
de prendre un peu de distance. Il devait faire certains choix décisifs et il
n’était pas homme à se fier aux avis de ses nombreux conseillers. Bien entendu,
il prenait soin de les consulter. Il les payait pour cela. Il connaissait trop
son tempérament emporté pour se priver de leurs services. Il les manœuvrait
habilement, les dressant les uns contre les autres, trouvant dans leurs
interminables joutes oratoires matière à réflexion. D’un détail en apparence
anodin mentionné par l’un d’entre eux, il pouvait tirer de profondes leçons. Il
l’avait récemment vérifié en discutant avec son trésorier, Abdallah Ibn Omar,
un petit homme replet. Il avait la curieuse manie de parler tout seul et Omar
Ibn Hafsun prétendait, en plaisantant, qu’il passait son temps à marmonner dans
sa barbe des additions et des soustractions et que sa seule distraction
consistait, le soir venu, à s’enfermer dans sa chambre pour aligner des
colonnes et des colonnes de chiffres. Quand il avait reçu les coffres remplis
de pièces envoyés par Ibrahim Ibn Hadjdjadj afin de se faire pardonner son
refus de déclencher les hostilités contre l’émir, son serviteur avait
souri :
— Allah le Tout-Puissant et le
Miséricordieux a exaucé mes prières. Tu ne gaspilles plus ta fortune et tu as
décidé de t’enrichir aux dépens des autres.
— Que veux-tu dire par
là ?
— Tu m’as ordonné de recruter
plusieurs contingents de guerriers. Je puis te garantir que ces individus ont
des prétentions exorbitantes. Ils exigent des soldes élevés et j’ai passé des
heures à négocier avec leurs chefs pour qu’ils se montrent plus raisonnables.
Je ne voulais pas dépasser une certaine somme et je suis parvenu à mes fins.
Ils ont dû accepter mes propositions.
— Je les plains, tu n’es pas
réputé pour ta générosité.
— C’est le plus beau compliment
que tu puisses me faire. Les cinq mille soldats dont je me suis assuré le
concours ne te coûteront pas plus que mille pièces d’argent que j’ai
soigneusement mises de côté depuis des années. Or voilà que le wali
d’Ishbiliyah nous envoie dix fois plus. Tu fais là un beau bénéfice.
— Ces considérations ne sont
pas dignes d’un guerrier. Mais que se serait-il passé, mon cher Abdallah, si
nous n’avions pas reçu ce cadeau du gouverneur et si tu ne m’avais pas volé mon
propre argent ? Je ne peux pas employer d’autre mot pour qualifier tes
agissements. Tu m’as bel et bien grugé et spolié. Car, souviens-toi, l’an
dernier, je t’avais demandé cinq cents pièces d’argent dont j’avais un besoin
urgent. Tu as alors hurlé et protesté et tu m’as affirmé que tu n’avais pas
pareille somme. Or elle se trouvait dans tes coffres !
— J’ai agi pour ton bien et je
ne le regrette pas un seul instant. De fait, l’état de tes finances s’est
considérablement amélioré depuis des années.
— Par quel miracle ? J’ai
perdu le contrôle de plusieurs localités qui me rapportaient des gros revenus.
Ce chien d’Abdallah, je parle de l’émir bien entendu, me les a reprises. Il
mène désormais contre moi deux saifas. On raconte que l’un de ses vizirs, Omar
Ibn Qolzom, l’a incité à agir de la sorte en lui débitant ces vers
stupides : « En toutes circonstances, tu fais deux campagnes, l’une
l’été l’autre l’hiver. Celle-là détruit ton ennemi, celle-ci remplit tes
caisses. »
— Quel homme sage et
prévoyant ! Dommage qu’il soit fidèle à son souverain. Tu dis vrai, tes
domaines se sont rétrécis de fait de ses attaques. Cela ne veut pas dire qu’ils
te rapportent moins. Tout dépend de leur population.
— Que veux-tu dire par
là ?
— Tu as perdu des terres, tu as
gagné des hommes.
— Joues-tu aux devinettes avec
moi ?
Prenant son ton le plus docte,
Abdallah expliqua à Omar Ibn Hafsun qu’il avait de bonnes et de mauvaises
nouvelles à lui annoncer. Les mauvaises étaient que le nombre de ses sujets
Musulmans, arabes, berbères ou muwalladun stagnait de manière inquiétante. Les
bonnes nouvelles étaient que le chiffre de ses administrés chrétiens avait
quasi doublé. En conséquence, la djizziya, la capitation, et le kharadj,
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