Abdallah le cruel
tranquille et j’ai voulu éclaircir le
mystère de ta présence.
Alfonso faisait peine à voir. Il
était accablé par les paroles, teintées d’ironie, de son interlocuteur.
Celui-ci prenait visiblement un malin plaisir à le torturer moralement en lui
faisant sentir que tous ses efforts avaient été vains. Il avait percé son
secret et tout le passé, que le prêtre avait fini par oublier, lui revint
soudain en tête. Il jugea donc préférable de raconter dans le détail à Omar Ibn
Hafsun les raisons qui l’avaient conduit à chercher refuge dans une région
désolée où même les voyageurs les plus hardis n’osaient s’aventurer. C’est
vrai, il ne s’appelait pas Alfonso, mais Gundisalvus. Il était né à Ishbiliyah
dans une riche famille patricienne d’origine wisigothique, et avait mené dans
sa jeunesse une existence fort dissipée. Il lutinait les servantes et passait
la plupart de son temps à chasser dans les domaines que possédait son père.
Ayant assassiné un de ses compagnons de débauche et de beuverie lors d’une rude
rixe, il avait dû quitter sa ville natale pour échapper à la vengeance des
parents de la victime. Il avait gagné l’Ifrandja et s’était installé à Narbuna [92] .
C’est là qu’après avoir longuement médité et prié, il avait été touché par la
grâce divine. Renonçant à ses erreurs, il avait décidé de consacrer sa vie à
ses semblables afin d’expier son crime. Il était devenu prêtre et avait gagné
la confiance de l’évêque qui en avait fait son secrétaire. Il s’était rendu à
Rome avec lui et l’avait accompagné en pèlerinage à Jérusalem. Le saint homme
était mort peu de temps après son retour dans sa ville. Gundisalvus raconta
longuement à Omar Ibn Hafsun l’émotion qui l’avait étreint en parcourant les
ruelles de la cité de David ainsi que les entretiens qu’il avait eus avec
plusieurs savants juifs et Musulmans qui lui avaient expliqué leurs dogmes et
l’avaient familiarisé avec leurs textes sacrés.
Après le décès de son protecteur,
les autres prêtres de Narbuna lui avaient fait savoir qu’ils souhaitaient le
désigner comme son successeur. Il avait protesté, arguant qu’il était trop
jeune. Ils n’avaient rien voulu entendre. Désespérant de les convaincre, il
s’était enfui et avait mené, des années durant, une existence errante dans les
royaumes chrétiens situés au nord d’al-Andalous. Tombé gravement malade, il
avait gagné Oviedo et avait recouvré la santé. Il lui était alors arrivé la
même mésaventure qu’à Narbuna. Sa piété et sa foi intense, qu’il manifestait
par des sermons enflammés, lui avaient valu les faveurs des fidèles et,
surtout, la protection du roi Alphonse III. Ce monarque, réputé pour sa
bravoure, avait fait de lui son chapelain et, à la mort de l’évêque de sa
capitale, lui avait proposé de le remplacer. Une fois de plus, Gundisalvus, qui
se faisait appeler Alfonso depuis son départ d’Ifrandja, avait supplié qu’on
lui épargne cet honneur. Il avait avoué au souverain qu’il n’était qu’un simple
criminel qui n’aurait pas assez d’une vie de mortifications pour se faire
pardonner la faute qu’il avait commise sous l’emprise de la boisson. Son
nouveau protecteur lui avait rétorqué que c’était précisément parce qu’il avait
l’étoffe d’un saint, en raison de son passé et de la manière dont il expiait
celui-ci, qu’il lui paraissait être le plus digne d’exercer la fonction qu’il
lui proposait. Ce n’était d’ailleurs pas un souhait, mais un ordre. Le peuple,
qui lui attribuait déjà des miracles, ne comprendrait pas son refus.
Gundisalvus n’avait eu d’autre
solution que de quitter précipitamment Oviedo et de regagner les territoires
gouvernés par les Infidèles. De retour en al-Andalous, il avait vécu dans la
crainte constante d’être reconnu par un voyageur venu d’Ishbiliyah. D’un ton
penaud, il confia à Omar Ibn Hafsun :
— À l’époque, j’étais encore
assez orgueilleux pour croire qu’on se souvenait de moi dans ma ville natale.
En fait, il n’en était rien. Mon père et ma mère étaient morts, désespérés de
n’avoir plus jamais eu de nouvelles de moi, et mes frères avaient hérité de
leurs propriétés avant de s’installer à Oviedo après la nomination comme wali
d’Ibrahim Ibn Hadjdjadj. Quant aux parents de mon infortuné compagnon, ils
s’étaient éteints, déplorant la
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