Abdallah le cruel
voix.
Omar Ibn Hafsun s’était empressé
d’occuper Baliy et déployait une activité considérable. Pour gagner du temps,
il envoya des émissaires à Abdallah, l’assurant qu’il souhaitait vivre en bonne
entente avec lui. En gage de sa bonne foi, il fit porter à l’émir la tête d’un
rebelle, Khair Ibn Shekir, que son lieutenant al-Ulhaimir [84] avait tué lors d’une
rixe. Le monarque apprécia en connaisseur le cadeau et fit don à son vieil
ennemi de deux superbes destriers. Il se demandait ce que cachait l’attitude du
muwallad qui contrôlait désormais Urshuduna, Istidjdja [85] , Djayyan, Malaka et
bien d’autres localités dont il avait chassé les fonctionnaires et les
gouverneurs. En fait, Omar Ibn Hafsun attendait le retour de son fils. Djaffar
s’était rendu auprès de l’émir de Kairouan, Ibrahim, pour lui proposer une
alliance en bonne et due forme. Omar Ibn Hafsun offrait sa soumission aux
Abbassides de Bagdad à condition de recevoir de leur part une armée et des
subsides. Il revint de son séjour plutôt mécontent. Certes, il avait été fort
bien traité par son hôte qui avait donné plusieurs fêtes en son honneur et
l’avait invité à des chasses au faucon mais il avait vite compris que c’étaient
autant de prétextes pour retarder le début des discussions. Lorsque l’émir
daigna enfin s’entretenir avec le jeune homme des projets de son père, ce fut
pour lui indiquer qu’il n’avait pas l’intention de les encourager. En fait, ils
contrariaient ses propres desseins. Les Abbassides le laissaient régner de
manière quasi indépendante car ses domaines étaient trop éloignés des leurs et
marquaient la fin des territoires reconnaissant leur autorité. S’ils
parvenaient à s’emparer d’al-Andalous, il deviendrait un personnage de second
rang et c’est tout juste si on lui accorderait le titre de gouverneur. Aussi,
d’un ton affectant la plus parfaite indifférence, il dit à Djaffar :
— Je n’ai pas reçu de nouvelles
du calife depuis des années et, d’après ce que je sais, il est confronté à la
révolte d’une partie de ses sujets. Je doute fort qu’il soit en mesure de
t’aider. Bien entendu, je me ferai un devoir de lui écrire. Je ne puis
toutefois te garantir qu’il me répondra. Mieux vaut pour toi repartir dans ton
pays. Qu’Allah le Tout-Puissant et le Miséricordieux te protège, toi et les
tiens !
Déçu par la réponse négative
d’Ibrahim, Omar Ibn Hafsun décida de passer outre et d’attaquer seul Abdallah.
Il intercepta les convois de ravitaillement à destination de Kurtuba et brûla
des dizaines et des dizaines de fermes. Terrorisés, les paysans se réfugièrent
en ville et la disette commença à faire sentir ses effets. La capitale était
quasi encerclée et les négociants se désespéraient de ne plus recevoir de
marchandises. L’émir avait renoncé au traditionnel rituel de ses entretiens
avec ses sujets, chaque vendredi, à travers la fenêtre grillagée de la porte de
la Justice. Au palais, il ne recevait plus que le hadjib et ses généraux.
Furieux d’être ignorés, les courtisans répandaient les rumeurs les plus folles.
On racontait que les concubines avaient été évacuées secrètement, de nuit, par
le fleuve en même temps que le trésor du monarque. D’autres affirmaient
qu’Abdallah lui-même s’était enfui ce qui expliquait son absence à la mosquée.
Ses propres conseillers se montraient très pessimistes. Ils évoquaient avec
nostalgie le souvenir du prince Mohammad et prétendaient que lui seul aurait pu
redonner espoir à la population. Quel dommage qu’il ait péri de manière si
stupide ! En quelques jours, la situation devint critique et les Muets
durent effectuer de nombreuses sorties pour disperser des attroupements de
mécontents et d’affamés qui s’étaient formés dans les rues.
Un matin, le palais fut comme saisi
de folie. Des officiers couraient dans tous les sens, porteurs de messages
urgents. Prévenus par des domestiques, les conseillers hâtaient le pas pour
gagner les vastes pièces où ils traitaient d’habitude, avec une sage lenteur,
les dossiers qui leur étaient confiés. Quand l’émir parut, il surprit tout le
monde par sa tenue. Il avait revêtu sur sa tunique une cotte de mailles et
portait une lourde épée franque. Il semblait avoir rajeuni de plusieurs années.
Apercevant ses généraux, il s’adressa à eux d’un ton enjoué :
— Compagnons, je me
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