Abdallah le cruel
justice soit
rendue. Je puis t’assurer qu’il fera diligence. Dès qu’il bondira pour
accomplir cet horrible forfait, je te supplierai au nom de l’armée de pardonner
au prince héritier et je trouverai les mots les plus émouvants pour le faire.
Tu feras semblant d’accéder à ma requête et tu m’accorderas sa grâce. Tu
ordonneras à un messager de porter cette bonne nouvelle à l’intéressé. Je
connais assez Mutarrif pour savoir qu’il aura déjà fait exécuter son frère ou,
plutôt, qu’il l’aura égorgé lui-même sans avoir recours aux services du
bourreau qui sera, je te l’assure, introuvable. C’est sur Mutarrif qu’on fera
retomber la faute. Tous tes sujets lui voueront une haine inexpiable alors
qu’ils te plaindront et s’apitoieront sur ton sort.
— Comment as-tu eu cette
idée ?
— En donnant la vie, Mohammad a
perdu la sienne.
— Tu redeviens
incompréhensible.
— Pas le moins du monde. Un
jour ou l’autre se posera le problème de ta succession. Ton fils aîné vaut
mieux que le cadet et, tant qu’il n’avait pas d’héritier mâle, il n’était pas
sage de le sacrifier. Tu as maintenant un petit-fils et tu pourras donner à cet
enfant l’éducation qu’il mérite et le préparer à son futur métier de monarque.
— Que se passera-t-il s’il
apprend la vérité sur la mort de son père et sur mon rôle ?
— Il ne connaîtra que la
version officielle. Il en voudra à Mutarrif et non pas à toi. Bien entendu, il
faudra veiller sur sa sécurité, car son oncle cherchera à l’éliminer par tous
les moyens.
— Je te le confie. Tu répondras
sur ta tête de sa vie.
— J’en ferai un bon guerrier et
un loyal sujet.
Le stratagème mis au point par Abd
al-Malik Ibn Abdallah Ibn Umaiya fonctionna à merveille. Le 13 shawwal 279 [82] Abdallah convoqua les dignitaires et se conforma en tout point aux conseils de
son général. L’émissaire chargé d’apporter sa grâce au prince héritier trouva
celui-ci gisant sur le sol, la gorge tranchée. Mutarrif expliqua qu’à l’énoncé
de la sentence, son demi-frère s’était rebellé et s’était jeté sur lui. Il
avait eu toutes les peines du monde à le maîtriser et avait préféré ne pas
attendre l’arrivée du bourreau qui avait mystérieusement disparu de son
domicile. L’émir fit mine de s’effondrer en apprenant ce cruel coup du sort et
le malheureux Mohammad fut enterré en présence d’une foule innombrable. Durant
plusieurs semaines, son père ne sortit pas de ses appartements et le hadjib
reçut à sa place les délégations venues de toutes les cités lui présenter leurs
condoléances. Mutarrif, lui, sous prétexte de le soustraire à la colère du
peuple, fut chargé de mener une saifa contre les Chrétiens, mission dont il
s’acquitta avec brio.
Omar Ibn Hafsun n’était pas dupe des
circonstances exactes de la mort du prince héritier. Le pouvoir de l’émir s’en
trouvait considérablement affaibli et les mécontents étaient de plus en plus
nombreux et vindicatifs. Le muwallad s’acoquina avec l’un d’entre eux,
Servando. C’était le fils du comte Servandus, l’ancien chef des Chrétiens de
Kurtuba, qui avait été contraint de renoncer à ses fonctions en raison du
scandale provoqué par ses agissements et ceux de son cousin, l’évêque
Hostegensis. Le rejeton ne valait guère mieux que le père. Impliqué dans le
meurtre de l’un de ses coreligionnaires, tué lors d’une beuverie, il s’était
enfui de la capitale et avait établi son repaire dans la forteresse de Baliy [83] .
Il disposait d’une garnison insuffisante pour résister à une attaque des
troupes de l’émir et offrit donc ses services à Omar Ibn Hafsun, en échange de
renforts avec lesquels il dévasta les régions bordant ses domaines. Il sema la
terreur et la désolation jusqu’à ce qu’il tombe dans une embuscade. Il fut
exécuté et sa tête envoyée à Kurtuba pour être clouée sur la porte du Pont.
Abdallah accusa le père du rebelle d’avoir été au courant des projets de son
fils et le malheureux fut crucifié sur le Rasif. Ses coreligionnaires, qui se
souvenaient amèrement du joug pesant qu’il leur avait imposé, ne furent pas les
derniers à manifester leur joie. Rares furent ceux qui assistèrent à la messe
célébrée à sa mémoire par l’évêque, qui exhorta ses fidèles à pardonner les
offenses passées. Sans grande conviction, il est vrai, dans sa
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