Abdallah le cruel
immanquablement à se venger et, cette fois-ci, l’émir craignait,
non sans raison, qu’il ne tente de le faire déposer par les foqahas. Il
imaginait déjà la foule des courtisans se précipitant chez le prince pour le
féliciter hypocritement et prétendre avoir mis tout en œuvre pour que la vérité
finisse par éclater. Il y avait là de quoi tourner la tête d’un esprit faible
et Mohammad, son père le savait, n’avait pas les nerfs assez solides. Il était
humain, trop humain. De plus, le peuple, qui l’avait plaint, se répandrait dans
les rues pour l’acclamer. Muwalladun et dhimmis ne seraient pas les derniers à
manifester leur joie et à s’imaginer avoir de la sorte remporté une victoire
sur ces Arabes hautains et méprisants pour qui l’arbitraire était la seule
règle de conduite.
Il n’était pas question non plus de
laisser impuni le crime de Mutarrif. Cet être cruel et cynique, qui lui
ressemblait tant, avait laissé éclater, une fois de plus, une fois de trop, sa
véritable nature. Lui aussi rêvait de succéder à son père et la manière dont il
avait procédé pour éliminer le prince héritier permettait d’imaginer qu’il ne
reculerait devant rien pour monter le plus rapidement possible sur le trône. Ne
pas lui infliger de châtiment aurait pour conséquence de renforcer l’insolence
de ses partisans. Tous ces Arabes convaincus que leur naissance leur donnait
tous les droits trouveraient là un prétexte pour multiplier leurs actes d’insubordination.
Ce serait le cas notamment de ces chiens de Banu Khaldun et de Banu Hadjdjadj
qui se considéraient comme les véritables maîtres d’Ishbiliyah.
Ne sachant quelle décision prendre,
Abdallah se décida à consulter le seul homme en qui il avait confiance depuis
la mort de Walid Ibn Ghanim, le général Abd al-Malik Ibn Abdallah Ibn Umaiya.
Il avait pu éprouver à plusieurs reprises sa loyauté sans faille et son absence
totale d’ambition. Il remplissait à la perfection ses fonctions de commandant
en chef des armées et était très apprécié de ses troupes. S’il lui arrivait de
solliciter des récompenses ou des promotions pour ses officiers, il ne
demandait jamais rien pour lui. Il était d’une probité exemplaire et dénonçait
à la justice les négociants qui tentaient d’acheter ses faveurs dans l’espoir
de devenir fournisseurs des armées. Cet homme sage se tenait à l’écart des
intrigues du palais et cachait ses sentiments envers les princes. Pour lui, ils
étaient les fils du souverain et il ne s’estimait pas autorisé à porter un
jugement sur leur conduite tant qu’ils n’empiétaient pas sur ses prérogatives.
C’est donc à ce conseiller particulièrement avisé qu’Abdallah confia son
désarroi. Le général lui demanda un délai de réflexion et revint le voir
quelques jours plus tard.
— Noble seigneur, Allah
t’inflige une épreuve redoutable. Tu dois choisir entre tes devoirs de père et
ceux de prince et la décision que tu prendras, la seule que tu puisses prendre,
te vaudra d’être détesté par tes sujets. Pourtant, tu ne peux agir autrement.
Libérer Mohammad serait une faute, ne pas punir Mutarrif un crime.
— J’avoue ne pas comprendre.
— Tu dois te servir de l’un
contre l’autre, en inversant les rôles. Jusqu’à maintenant, tu as laissé agir
ton cadet et tu as pu constater ce dont il était capable. Va jusqu’au bout de
cette démarche, mais pour le perdre de réputation aux yeux de tes sujets.
— Que t’arrive-t-il ? Tes
explications sont d’habitude claires et limpides. Pourquoi fais-tu aujourd’hui
tant de mystères ?
— Je vais donc te parler
franchement et sans détour. Tu ne sortiras du piège où tu t’es toi-même enfermé
qu’en jouant la comédie. Montre-toi en public et fais savoir qu’après avoir
mûrement réfléchi, tu envisages de libérer le prince héritier mais que tu
attends, pour le faire, qu’il s’explique sur certains de ses agissements, en
particulier sur son séjour chez les Nazaréens d’Ishbiliyah. Le peuple pensera
que tu es prêt à te montrer clément.
— Cela ne résout rien.
— Fais savoir ensuite que les
aveux de Mohammad, contrairement à ce que tu avais espéré, démontrent
clairement qu’il avait envisagé de te déposer et condamne-le à mort. Fais cette
déclaration en présence de tous les dignitaires et charge ton autre fils,
Mutarrif, de prendre toutes les mesures nécessaires pour que
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