Adieu Cayenne
s’entend de loin sur l’eau. On reconnaîtrait vos voix de
voleux
et
de
assassins !
Nous arrivons devant le Mahury. Toujours la
petite lanterne du dégrad des Canes.
L’aube ! Nous hissons la voile. Strong
est beau. D’une main il tient la corde, de l’autre le gouvernail.
Il tire des bordées en sifflant, il zigzague avec science.
Nous avançons sur Père-et-Mère. J’aperçois
l’endroit où nous avons reculé avec Acoupa… Jean-Marie le voit
aussi et le regarde. Et tous deux, ensemble, subitement :
– Ho ! hisse ! garçons ! C’est
là ! Ho ! hisse !
Toutes nos forces et toutes nos âmes sont dans
les pagaies. Nous passons !
– Merci, mouché Diable ! dit Strong. Et
il assoit la pirogue sur la vase.
–Pourquoi ? demandons-nous, effrayés.
Il mouille les deux ancres, roule la voile et
dit : « Strong connaît ! »
On ne repartira que le lendemain.
La nuit vient. C’est là, exactement, que nous
avons fait naufrage. Il ne reste rien de nos épaves, la vase a tout
avalé. Rien. Nous sommes sur le tombeau de Venet… Duez ou sa femme
allument là-bas, sur leur île, leur lanterne-phare. Au fond, le
vent qui se lève arrache aux palétuviers des cris de fièvre et
d’abandon. Un tronc apparaît dans la vase. Il ne va pas lever les
bras, au moins, celui-là ? Eh bien ! il faut le dire, mon
cauchemar ne dura pas. Un tel désir de liberté bouillonnait en moi
qu’il chassa le passé. La nuit était belle. Il y avait clair de
lune. Strong dormait comme un bon saint noir. L’espoir submergea le
souvenir. Puis on se réveilla. C’était encore la nuit. Une lanterne
brillait à l’horizon.
– La crique Can, dit Strong, là où Bixier des
Ages…
– Bixier des Ages ? Mais je connais
ça !
– Je pense bien. Vous l’avez vu à l’île
Royale…
– Voilà comment il faisait. C’était un z’ami
z’à moi-même. Il prenait cinq, six
voleux
ou z’assassins,
pour l’évasion. Des Arabes, surtout. C’est les z’Arabes qu’il
aimait le mieux. Tout le temps il me demandait si je n’avais pas
des z’Arabes à lui repasser. Il les conduisait jusque-là, ici même,
devant la lanterne.
– Z’amis, leur disait-il alors, faut débarquer
pour faire de l’eau.
Ils débarquaient. Quand les z’Arabes étaient
bien jusqu’au ventre dans la vase, Bixier, mon z’ami, il prenait un
fusil comme celui-là.
Strong fouille le fond de la pirogue et ramène
son fusil. J’ouvre les yeux, dit Dieudonné, et je me tiens
prêt !…
– Comme celui-là, reprend le nègre, et, pan,
il les tuait !
Strong remet son fusil à sa place. On a tous
eu chaud, vous savez, une seconde !
– Alors, quelques-uns de ces z’Arabes, se
sauvaient en suivant la crique. Mais, là, juste à la lanterne, il y
a une fourche. À cette fourche, Bixier des Ages avait des
complices.
Les complices achevaient le travail. Ils
ouvraient le ventre des évadés et leur volaient le plan. C’est là
où cela se passait. Regardez bien… Dieudonné reprend :
– Ce Bixier des Ages a été arrêté, jugé et
condamné à perpétuité. Il vit maintenant à Royale, parmi les
compagnons de ceux qu’il tuait. Et que lui disent ces
compagnons ? Rien. Au début, l’administration, qui pourtant
connaît son monde, redoutait le contact ; elle l’avait isolé
au sémaphore. La précaution n’était pas utile. Je l’ai vu dans une
case avec cent autres, dont le frère d’un homme qu’il avait
assassiné. Tous jouaient ensemble à la Marseillaise, le bourreau,
les victimes. Le bagne, c’est la liquéfaction de tous les sens.
Pouah !
– Un coup de vermouth, lui dis-je, et
continuons.
– Alors, le matin arriva. La colline de
Monjoli, la première, sortit de la nuit.
– À la pagaie ! nous crie Strong. Il eût
fallu voir notre entrain.
– La faute d’Acoupa est d’avoir passé la barre
à la voile et de nuit. Il faut travailler de jour et à la main.
Allons !
La pleine mer est proche. Strong compte :
« Un, deux ».
Dans le danger, les hommes ne demandent pas à
être libres ; ils veulent se sentir commandés. Strong se
révèle un chef, et nous avons du bonheur à lui obéir. Nous
pagayons, pagayons, pagayons…
L’eau glauque s’éclaircit. On n’aperçoit
bientôt plus que des taches sombres. Elle devient limpide. C’est la
pleine mer. Strong regarde et dit : « C’est fait !
Nous avons passé la barre sans nous en apercevoir. » Nous
hissons la voile. Le Calabrais s’approche
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