Adieu Cayenne
était
revenu.
On ancre.
Alors, comme nous regardons devant nous, on
voit arriver un nouveau nuage ! Celui-là vole ; ce sont
les moustiques des palétuviers voisins. Ils nous ont découverts et
viennent torturer la seule proie qu’ils aient : les
évadés.
Ils tombent sur nous.
Notre bois est mouillé. Nous ne pouvons
allumer de « boucan ». Ils nous recouvrent. Vaincu,
Jean-Marie s’abat dans le fond de la pirogue. Il pleure de
souffrance. Il n’a que vingt-huit ans ! Et, tout en se
laissant manger, il répète comme des litanies !
« Ah ! misère ! Oh ! misère ! Oh !
Oh ! » Et voici le matin du septième jour.
– Aujourd’hui, nous dit le noir, vous verrez
le Brésil.
Les cœurs battent. Nous nous regardons dans
les yeux, comme pour mieux échanger notre joie.
– Tu es sûr, on le verra ? demande
Jean-Marie à Strong.
– Par mouché Diable !
– F… nous la paix avec ton diable. Je te
demande si on arrivera, oui ou non.
– Tais-toi, dis-je à Jean-Marie. Il se
tut.
Pas de vent. Nous allons à la pagaie. Il y a
beaucoup d’écueils, par là. La journée est difficile.
On ne mange pas. Pour mon compte, j’ai
l’impression que je ne mangerais jamais assez vite et que je
perdrais trop de temps.
La chaleur est si gluante qu’une lassitude
chargée de sommeil nous pénètre. La pagaie tombe de nos mains. On
n’en peut plus.
– Là ! Là ! dit Strong,
regardez ! Cap Orange. Brésil !
Le sang me remonte au cerveau. Je saute
presque à la figure du nègre.
– Que dis-tu ? Le Brésil !
– Le Brésil ! Cap Orange ! Le
Brésil !
– À la pagaie ! petits frères !
Je n’ai pas besoin de commander deux
fois ; tout le monde est réveillé.
– C’est le Brésil, camarades ! Quand je
réfléchis, maintenant, je me demande ce que nous trouvions de beau
à ce cap Orange. Il était aussi lugubre que le reste. Ah ! cet
instant ! Je vois danser, entre les arbres du cap Orange, le
double des créatures qui m’attendent en France. Je le
vois !
Jean-Marie dit : « Ma
Doué ! » L’Autre, je n’ai jamais bien su son nom, parle
d’une petite amie qu’il a, rue des Trois-Frères, à Montmartre,
qu’il avait, tout au moins ! Nice et le Calabrais, eux,
retournent du coup à leur origine ; ils baragouinent
l’italien.
Quant à Strong, il fume sa pipe.
– Ventez ! Ventez ! sainte
Cécile ! Ventez ! mouché Diable !
Cette fois, on ne se moque plus de lui. Nous
voyons la gueule de l’Oyapok.
Le vent se lève.
L’Oyapok est large comme une mer. Nous
l’abordons. Il nous avale par une espèce de courant secret.
La pirogue vole. L’eau entre. Nous la sortons.
L’Autre et Nice quittent leur pantalon pour être prêts, en cas de
danger, à continuer à la nage.
Une saute de vent déchire notre voile par le
bas. Dans l’orage qui commence, elle claque comme un drapeau. Un
quart de seconde, je revois la scène de notre naufrage. Mais
non ! Jean-Marie rattrape la voile, la reficelle.
Bravo !
Pendant deux heures, nous courons sur l’Oyapok
déchaîné, glacés de froid, d’espoir, de peur, de joie ! On
arrive ! Ces lumières, là-bas, c’est Demonty. Demonty, la
première ville du Brésil.
– C’est beau ! C’est beau !
disions-nous tous ensemble.
Il fait nuit noire. Nous avons plié la voile.
Nous allons maintenant à la pagaie, évitant tout bruit de choc dans
l’eau.
Une éclaircie dans les palétuviers.
Quelques maisons…
(Ceux qui n’ont pas entendu Dieudonné
prononcer à cette minute ces deux mots : quelques maisons,
n’entendront jamais tomber du haut de lèvres humaines la
condamnation du désert !)
Strong aborde. Nos pieds touchent terre.
Silencieusement, sans mot d’ordre, nous, les cinq forçats, nous
embrassons le nègre.
– Adieu ! nous dit-il, que mouché Diable
vous protège !
Chapitre 13 EN PAYS PERDU
– Le Brésil, oui ! Mais, avant tout,
l’endroit où nous sommes s’appelle pour nous :
l’Inconnu !
Dieudonné se ranime à ce moment du récit. Il
veut me faire sentir que l’évasion d’un forçat consiste à passer
d’un mauvais cercle dans un cercle redoutable.
– Ah ! ce n’est pas fini ! dit-il.
Nous ne savions qu’une chose, le nom du lieu où nous étions ;
cela oui ! Pas un bagnard qui ne l’épelle : Demonty.
Pour mon compte, je rêvais à Demonty depuis
quinze années.
Nous y sommes. Onze heures du soir. Nuit
d’encre, vingt maisons de bois dans la forêt.
Weitere Kostenlose Bücher