Aïcha
m’agenouillai contre sa cuisse. Je lui ouvris la main et la portai à mes lèvres, jusqu’à ce qu’il baisse les yeux vers moi. Mes lèvres dans la douceur de sa paume, je lui assurai combien je prenais la mesure de sa bonté envers moi :
— Bien-aimé, dis-je, ces derniers temps je ne me suis pas comportée comme une épouse digne de toi. Tout au contraire, je t’ai fait honte et me suis conduite comme une enfant sans cervelle. Toi, au lieu de me maudire et alors que tant de choses requéraient ton attention, tu n’as été que bonté et tendresse. Alors que tu aurais pu me renvoyer chez mon père, tu m’as rendu le bonheur et tu as prié pour qu’Allah, qu’il soit loué et garde la poigne ferme avec moi, retienne Son châtiment. Ô Muhammad, le temps est venu que tu puises à ton tour un peu de paix et de réconfort dans la présence de ton épouse. Ton front est labouré de soucis et d’incertitudes. Je ne suis que moi, Aïcha. Je suis ignorante et ne saurais te conseiller. Pour cela, tu as tes compagnons. Mais pourquoi ne pas déverser sur les tapis de cette chambre ces pensées qui pèsent plus lourd que des pierres derrière tes yeux ? Qui sait si cela ne te soulagerait pas et ne t’offrirait pas l’occasion de mieux voir ce qui te trouble et t’inquiète ? Ô mon tendre époux, toute cette douceur que tu m’as donnée depuis si longtemps, elle t’attend. Pourquoi ne viens-tu pas t’y reposer un peu ?
Pendant que je parlais, un mince sourire naquit sur les lèvres de mon bien-aimé. À chacune de mes phrases, il se teintait d’amusement et même de moquerie. Quand je me tus, mon époux retira sa paume de mes lèvres pour la faire glisser sur ma nuque.
— Eh bien, plaisanta-t-il, il y a peu on ne pouvait tirer un mot de ta bouche. Et te voilà si éloquente que tu pourrais gravir notre escalier de prêche…
Mais alors qu’il me raillait, son regard changea. Ce fut comme s’il me voyait vraiment ou comme si mes mots franchissaient enfin la barrière de son attention. Ses traits se durcirent, son front à nouveau se plissa.
— Vraiment, cela t’intéresse ? me demanda-t-il.
— Tout ce qui te peine, te trouble, te soucie, je veux le connaître. Ton épouse ne doit-elle pas apprendre à lutter à ton côté ? Surtout quand elle ne peut assurer près de toi la présence d’un fils qui saurait te seconder.
À peine eus-je prononcé ces mots que la honte et la colère contre moi-même me saisirent. C’était une maladresse, et une peine bien inutile à rappeler. Cependant Muhammad esquissa un geste d’approbation. Il se versa un gobelet d’eau parfumée de menthe et demeura un instant songeur, fixant des yeux la porte sacrée et le verset qui y était peint.
Soudain, de la main gauche il défit le cordon de son manteau et le laissa tomber au sol.
— Pourquoi pas ? me dit-il tout bas. Le Clément et Miséricordieux tend la main de bien des manières, et un jour viendra où il te faudra comprendre toutes ces choses. Les conseils de ton père Abu Bakr ont toujours été d’or. Pourquoi sa fille, mon miel bien-aimé, ne posséderait-elle pas un peu de sa sagesse ?
Et il commença à parler sans plus de façons.
3.
— Des fortins des Banu Qaynuqâ, il ne subsiste plus que de la poussière, me dit mon époux. Mais croire que les mécréants et les injurieux se le tiendront pour dit, ce serait faire preuve de naïveté. Ils s’obstineront jusqu’au jour du jugement. Qu’ils soient d’ici ou de Mekka, Juifs ou païens, ils n’auront de cesse qu’ils n’aient affronté par la guerre la colère de Dieu. S’il doit en être ainsi, que la volonté d’Allah s’accomplisse.
Depuis longtemps déjà, prévoyant que les Mekkois ne resteraient pas sans réagir après leur défaite de Badr, Muhammad avait demandé à son oncle Abu Hamza de garder des yeux et des oreilles à Mekka. Abu Sofyan était désormais le premier des puissants de la mâla, la Grande Assemblée. Comme toujours, il se montrait prudent et rusé. À tous ceux qui portaient le deuil d’un parent mort à Badr, il répétait qu’il ne servait à rien de se précipiter dans la vengeance quand on ne possédait pas la certitude de l’accomplir. Mekka était devenue faible, à quoi bon se le cacher ? La fortune de beaucoup avait été engloutie dans la bataille de Badr. Il fallait reconstituer des forces en guerriers, armes, chevaux et chameaux. « Cela ne se fera pas en une saison »,
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