Aïcha
et la solidité des coutures de cuir et comment il me faudrait en prendre soin. Elle tira les nimcha de leurs fourreaux pour m’en faire admirer les lames. L’acier était si parfaitement poli que nos visages s’y reflétaient.
— Les Banu Qaynuqâ sont promis à l’enfer. Mais le feu des forges, ils savaient l’asservir. Des lames aussi belles doivent se compter sur les doigts d’une main dans le Hedjaz.
Après les armes de mon époux, ma mère s’extasia devant la nouvelle porte de ma chambre. Ce n’était qu’une simple porte en bois de palmier enduite de chaux bleue. À la demande de Muhammad, une main habile y avait tracé le nom de Dieu et le premier verset de la sourate Al Qadr : « Nous l’avons fait descendre durant la nuit du Destin. »
Ma mère savait assez lire pour murmurer le verset avec une émotion pleine de fierté que je ne lui connaissais pas, mais que bientôt je décèlerais chez bien des épouses des Croyants d’Allah. Après des années de pauvreté et d’humilité, de colère ravalée, de nuques ployées sous les insultes et les moqueries, l’orgueil revenait dans les coeurs.
Comme toujours, Barrayara avait eu raison : devant cette porte, ma mère me saisit soudain les mains. Elle les baisa avec un respect qui me surprit. J’eus un mouvement de recul. Dans cet instant, pour la première fois, je compris que je n’étais plus pour elle sa jeune fille ignorante, dont elle avait la charge parfois assommante, mais une tout autre femme. J’étais Aïcha, l’épouse de l’Envoyé. Celle que le Tout-Puissant avait désignée pour se tenir aux côtés de Son Messager, celle qu’il marquait de Son destin, ainsi qu’il était écrit sur cette porte sainte dressée si près de la masdjid.
2.
J’eus du mal à m’accoutumer à cette porte. Elle ne retenait rien des bruits de la mosquée. Les murmures des prières et le bourdonnement des discussions pénétraient dans ma chambre jour et nuit. Ainsi que la lumière des lampes saisies dans la synagogue des Banu Qaynuqâ. Je devins au fait de bien des discussions et parfois même des disputes qui concernaient mon époux. Cela m’intimida. Mais rien de ce que veut le Clément et Miséricordieux n’est sans but. Il sait nous conduire mieux que nous-mêmes à l’utilité de nos existences.
Un soir, après la prière, impatiente du retour de mon époux, j’entrebâillai la porte. Muhammad parlait bas au pied de l’escalier des prêches avec mon père et quelques autres compagnons. Je reconnus Talha et Zayd. Un moment encore, ils écoutèrent l’Envoyé avec grande attention, avant de le saluer avec respect, une main sur le coeur. De son côté, mon époux ne les laissa pas quitter la mosquée sans les enlacer et appeler sur eux la bénédiction d’Allah.
En s’éloignant de l’escalier, Zayd eut un mouvement brusque. Son manteau s’ouvrit. Je découvris, surprise, qu’il portait une cuirasse. Talha aussi. Et les nimcha pendaient à leurs baudriers.
Après leur départ, mon époux s’attarda un instant avec mon père. Enfin, ils se séparèrent. Muhammad resta seul pour prier, tirant son manteau sur sa tête ainsi qu’il le faisait pour recevoir les conseils de son Rabb. Je cessai aussitôt de le regarder et regagnai ma couche, songeant que cette nuit peut-être, et pour une raison que j’ignorais encore, mon époux chercherait l’aide et les mots de Djibril, l’ange d’Allah.
J’eus tout le temps de m’y préparer. Enfin, Muhammad poussa la porte. Des plis d’inquiétude lui barraient le front. Il me regarda à peine avant de prendre place devant la table où j’avais déposé des dattes macérées dans du lait fermenté, des galettes fourrées d’agneau et de pâte de fèves pimentée. Des mets qui lui apportaient la vigueur tout autant que le sommeil, disait-il.
Ce soir-là, il ne m’adressa aucune de ces plaisanteries joyeuses ou de ces petits noms tendres qu’il aimait inventer lorsque le désir lui venait de se délasser entre mes bras. Il ne se débarrassa pas de son manteau, signe qu’il espérait la présence de l’ange Djibril. Au contraire, il serra le vêtement sur ses épaules comme pour s’y enfouir et tendit la main vers les écuelles sans se préoccuper des friandises qu’elles contenaient.
Un long moment je me tus, respectant son silence soucieux. Mais à le voir mâcher sans goût et froncer de plus en plus durement les sourcils, mon coeur se serra. Sans réfléchir, je
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