Aïcha
levés me laissèrent craindre sa colère. Mais non. Avait-il été soulagé de parler de ce qui le tourmentait ? Ma sottise, mon assurance pleine d’ignorance l’avaient-elles amusé ?
Lui, si sérieux l’instant précédent, fut saisi d’un grand rire. Une joie véritable comme rarement je lui en ai connu. Sa barbe et sa poitrine en tremblaient. Il s’écria que j’avais raison et fut debout, tout ragaillardi. Ses bras me soulevèrent. Grondant comme un jeune homme, il baisa ma bouche et ma gorge avec volupté. Il souffla les lampes.
Pour le reste, toi qui me lis, il te suffit de savoir que la vie contient des nuits de bonheur si belles et inattendues que même une épouse avec moins de mémoire que moi les conserverait incrustées pour toujours dans sa chair.
4.
Le plus remarquable de cette affaire eut lieu deux jours plus tard.
Durant ces deux jours, chacun guettait un message de Zayd et de Talha et le retour de leur petite troupe. Muhammad affichait de nouveau une mine soucieuse. Mon père et Omar ne s’exprimaient plus que par monosyllabes. Même parmi nous, les femmes, on surprenait des regards et des tressaillements emplis d’inquiétude.
Les yeux de mon époux semblaient fixer les miens avec une complicité nouvelle, me semblait-il. Mais lorsqu’il me rejoignait, il gardait le silence et ne me confiait rien de ses pensées. Au moins, j’eus l’intelligence de me taire. Comme lui, je pris bien soin de ne rien montrer, même lorsque Barrayara me questionnait.
Enfin, un peu avant le midi du troisième jour après le départ de Zayd et de Talha, les sentinelles annoncèrent qu’un détachement d’hommes s’acheminait vers Madina. Tout le monde grimpa sur les murs. Des cris de femme retentirent de maison en maison. De loin, je vis Fatima, montée sur son cheval bai, se précipiter à la rencontre des guerriers. Je n’en fus pas surprise. Son amitié pour Zayd, son frère d’adoption, était connue.
Quand les hommes se rapprochèrent, on vit qu’ils étaient sains et saufs, et même grandement joyeux. Muhammad, entouré de la maisonnée et de tous ses compagnons, accueillit Talha et Zayd sous le tamaris, d’où leurs rires ne tardèrent pas à résonner.
— Messager, s’écria Talha, tu nous as envoyés en promenade !
— Voici notre butin, s’exclama Zayd en renversant un couffin de sawiq aux pieds de Muhammad et d’Omar.
Il effrita en s’étouffant de rire les boulettes d’orge grillée dont regorgeait le couffin.
— Ces couards de Mekka ont eu si peur en apprenant notre approche qu’ils ont abandonné toutes leurs provisions pour pouvoir fuir plus vite.
Le fin mot de l’histoire se répéta dans Madina avec de grands éclats de rire.
Comme l’avait deviné l’Envoyé, les insultes d’ibn Aschraf avaient contraint Abu Sofyan à abandonner sa prudence. Il réunit tant bien que mal une troupe de deux cents guerriers, pour la plupart des mercenaires attirés par des promesses d’argent et de butin, et quelques têtes folles. Au dernier moment, aucun des seigneurs de Mekka n’accepta de prendre la tête de cette troupe. À grands renforts de hurlements et de menaces contre les Croyants d’Allah, le traître ibn Aschraf se proposa pour en être le chef. Après tout, personne ne connaissait l’oasis de Madina aussi bien que lui… Abu Sofyan approuva sans hésiter, trop content de débarrasser Mekka de ses cris et de ses injures.
En deux nuits de course, ibn Aschraf et ses mercenaires parvinrent à l’orée de l’oasis par la grande route d’Ar Rawjâ, fréquentée d’ordinaire par les caravanes et bordée de vastes jardins. Les Bédouins et les fermiers les virent de loin. Se doutant de leurs intentions, ils poussèrent leurs troupeaux à l’abri. Quand ibn Aschraf se crut assez près de Madina, il leva sa lame, brailla comme s’il allait affronter un ennemi considérable… et se jeta dans les champs fraîchement cultivés. Ses mercenaires brûlèrent les palmiers et les resserres. Ils tuèrent un paysan qui s’interposait. Pour avoir la vie sauve, un second leur révéla qu’une centaine de guerriers d’Allah rôdaient dans les parages.
Ibn Aschraf et les têtes folles qui l’entouraient voulurent pousser la troupe au combat :
— Nous sommes plus du double, dirent-ils. Ces châtrés de Croyants ignorent que nous sommes si près d’eux. Nous les attaquerons par surprise. Pas un n’en sortira vivant… !
Mais déjà les mercenaires
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