Aïcha
sottises doit assécher la gorge plus que de traverser le Nefoud.
Je l’entendis se déplacer dans le noir, puis soudain elle chercha mes doigts pour les serrer sur le col d’une petite cruche.
— Bois doucement, ordonna-t-elle. Ne va pas t’étrangler.
Elle n’attendit pas que je lui rende la cruche pour soupirer :
— Aïcha, ma fille, ce n’est pas le sang des femmes qui te manque, mais de te servir de ta tête. Le Messager sait d’où vient ta maladie. Et moi, je me doutais que tu allais me gâcher le sommeil avec ces questions stupides. Quand donc comprendras-tu qu’Allah t’a faite comme tu es et que ton époux en est le plus heureux des hommes ?
— Heureux que je ne sois pas capable de lui donner une descendance ?
— C’est bien ce que je dis. Tu as une jolie tête qui ne te sert à rien.
— Quand ils apprendront la vérité, ma mère et mon père se détourneront de moi. Ils ne voudront plus prononcer mon nom.
— Bêtises ! Je connais Abu Bakr mieux que toi. Quand il apprendra la vérité, pas celle sortie de ta bouche mais celle que lui enseignera l’Envoyé, il se prosternera pour remercier Dieu d’avoir engendré Aïcha, la perle de ses filles.
Barrayara s’expliqua enfin :
— Ton époux sait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur ton cas, me répéta-t-elle. Allah lui a fait don d’une fille intacte, toi, et ce don répond tout entier aux besoins de Son Messager. Que le sang des femmes ne te vienne pas comme à une épouse ordinaire ne le surprend pas. Et c’est tout le contraire d’une honte : Dieu n’attend pas de toi que tu enfantes une descendance de chair et d’os. Il te place entre les mains de Son Envoyé pour que, dans les temps à venir, tu sois la mémoire de ses Dits et de ses Faits parmi ceux qui viendront à sa suite et se réclameront de son exemple. Ton devoir n’est pas de te promener avec un gros ventre dans la cour de cette maison ou dans les panières des chamelles à la suite de ton époux en cuirasse, mais de vivre une vie longue et sans impureté.
Barrayara se tut, laissant ces paroles dictées par Muhammad pénétrer lentement mon esprit. Puis elle reprit, plus fermement, retrouvant le ton qu’elle employait lorsque, enfant, j’avais fait une bêtise :
— Il serait temps que tu grandisses, Aïcha ! Tu ne connaîtras pas la peur de l’enfantement, la douleur des enfants qui ne vivent que trois jours et la souillure qui te pousse à l’écart chaque lune. Ton corps est un bienfait d’Allah. Ne blasphème pas en le maudissant. Quant aux gémissements de ton père et de ta mère et ces moqueries que tu crains tant, dès demain l’Envoyé leur tordra le cou.
— Comment peux-tu en être certaine ?
— Ton époux me l’a assuré. Et il est le plus rusé des hommes ! Dès demain, il ordonnera l’ouverture d’une porte dans le mur séparant ta chambre de la mosquée.
Barrayara gloussa, étouffant son plaisir sous sa main pour ne pas réveiller les servantes.
— Une simple portière de palme entre ta couche et la masdjid, voilà ce qu’ils verront tous ! Et crois-moi, ils comprendront. Ceux qui aiment tant semer le doute et les mensonges n’auront qu’à tenir leur langue ! Aïcha, l’épouse de l’Envoyé, est si pure et unique devant Dieu qu’une simple porte joint sa couche au tapis de prière de la masdjid. Aïcha bint Abi Bakr, la Choisie d’Allah ! Ce privilège, aucune des futures épouses du Messager ne le partagera, fais-moi confiance.
Les propos de Barrayara avaient commencé à me réchauffer le coeur. À chacune de ses phrases, il me semblait retrouver plus de souffle et de force. L’envie de sourire me revenait. Mais ses derniers mots me pétrifièrent :
— Ses épouses à venir ?
— Oui, bien sûr.
— Des épouses qui lui donneront des fils…
— Ou des filles. Ou rien. Ton époux est bel homme et vigoureux, mais ce n’est plus un jeune étalon qui sème à tout vent. Qu’importe ! Ne recommence pas avec tes fadaises ou je vais perdre patience. Sa descendance, l’Envoyé l’a déjà choisie : ce sera celle de sa fille Fatima. Le sang de son sang, voilà ce qui lui importe. Tu l’as vu de tes yeux, et Abu Bakr le sait aussi. Maintenant, ça suffit ! Tais-toi et laisse-moi dormir. Fais-en autant.
Ce ne fut pas la dernière fois que Barrayara me montra qu’elle en savait plus que bien des hommes sur le cours de la vie.
Tout se déroula exactement comme elle
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