Aïcha
tenture du hidjab, je ne vis pas le visage de mon époux, mais j’entendis le silence qui suivit. Puis sa voix pleine de douceur :
— Moi, Djouwaïrya, fille de Hârith. Moi, je paierai le prix de cette liberté que tu réclames.
Un frisson sinistre me secoua de la tête aux pieds. Je savais déjà ce que j’allais entendre : cette Djouwaïrya se répandit en remerciements, pleurs, cris, protestations d’infinie gratitude, pendant que les voix des hommes s’élevaient dans des rires dont nous, les femmes, connaissions trop bien le sens.
Puis le voile du hidjab qui me séparait de tous fut levé. Mon époux tenait cette femme par la main. Elle était belle, d’une beauté jeune et fraîche, comme si la terre d’Allah ne savait qu’engendrer des femmes plus belles, plus jeunes et plus fraîches les unes que les autres.
Mon époux dit :
— Djouwaïrya, voici Aïcha, Mère des Croyants, mon épouse bien-aimée.
Il chercha à glisser la main de la nouvelle venue dans la mienne, ajoutant à mon intention :
— Miel de ma vie, tu lui enseigneras nos règles. Elle sera une bonne épouse, Inch Allah.
Souriante, quoique la voix comme un sifflement de fouet, je ne pus m’empêcher de répondre assez haut pour que chacun entende :
— Ô Envoyé, j’en suis très heureuse pour toi. Désormais, tu n’auras plus à choisir au hasard parmi nous quand tu t’éloigneras de Madina. Partout où tu vas, Allah veut que les épouses te viennent en plus grande abondance que les ennemis.
Il y eut des rires. Pour la première et unique fois, je vis rougir les joues de mon très-aimé plus fort que les braises des kanouns .
Qu’Allah me pardonne. Ces mots stupides et pleins d’orgueil étaient une faute. Je l’ai commise.
2.
Le châtiment d’Allah ne tarda pas.
Nous prîmes le chemin du retour vers Madina. La règle du hidjab voulait que les litières des épouses sanglées sur le dos des chamelles soient recouvertes de voiles. Pour une fois, je m’en trouvais bien. Cela me convenait de n’affronter aucun visage, et surtout pas celui de l’Envoyé.
Au soir, sans surprise, il ne s’annonça pas dans ma litière. Ali me lança d’une voix moqueuse :
— Ton époux te fait dire qu’il reste avec nous pour prier et remercier Allah de ses dons.
J’évitai d’aller faire mes ablutions avec les servantes, qui s’occupaient de la nouvelle venue avec beaucoup de gaieté. J’attendis qu’elles fussent toutes de retour de l’oued pour quitter ma litière et me diriger vers la rivière. La nuit était pleine, si bien que nul ne me vit. Au retour, je tirai le rideau et cherchai le sommeil en luttant contre la pensée que mon très-aimé, peut-être au même instant, enlaçait Djouwaïrya.
Je me réveillai en sursaut avant l’aube. Peut-être Allah lui-même me réveilla-t-il ? Aussitôt les yeux ouverts, je sus que j’avais perdu mon collier près de l’oued. Ce collier tiré du butin des Banu Qaynuqâ et que m’avait offert l’Envoyé, il y avait de cela presque trois années, du temps où j’étais encore sa seule épouse.
Le coeur battant, je fouillai ma litière pour m’assurer de ce que je savais déjà : le collier n’était plus autour de mon cou ni nulle part autour de moi.
Les premiers bruits de la caravane à son réveil résonnaient déjà, mais l’aube poignait à peine. J’avais le temps de courir à l’oued où, sans doute, j’avais laissé tomber le collier en faisant mes ablutions dans la nuit.
Je bondis hors de ma litière. Il soufflait un vent assez fort. Je n’y pris pas garde. Je ne songeai qu’au bijou.
Malheureusement, les rives de l’oued étaient encore trop sombres pour que je puisse y voir suffisamment. J’attendis tout en soulevant, en vain, les palmes sèches et les herbes piquantes.
Quand le soleil apparut et dessina les ombres, je cherchai partout où j’étais passée. Mon coeur se serra à la pensée de rentrer au campement le cou nu. Soudain, la vue d’un vieux tronc d’arbre, assez loin de l’endroit où j’étais, m’immobilisa. Je le reconnus sans le reconnaître : il était si lisse et si dur que, la veille, j’y avais pris appui pour me sécher en croyant que c’était une pierre.
J’y courus.
Le collier était là, reposant sur le sable.
Oh, quel bonheur !
Je revins vers la caravane emplie de joie. Ma mauvaise humeur avait disparu. Je n’en voulais plus à la nouvelle épouse. Je songeais à la manière dont
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