Aïcha
j’allais raconter ma petite aventure à Muhammad et lui dire combien son collier représentait pour moi de bonheur et d’amour.
La caravane déjà était repartie. Rapide et silencieuse, comme à chaque levée de campement.
Personne ne m’avait attendue, pas même mon époux.
Après un moment de panique, je me raisonnai :
Non, je n’avais pas été abandonnée. C’était impensable.
Le vent avait-il rabattu les voiles de ma litière ?
Ou avais-je oublié, dans ma préeipitation, de les laisser ouverts, ce qui était l’indication qu’elle était vide ?
La chose était probable. Et les serviteurs m’avaient crue derrière les voiles, obstinée dans ce silence que j’avais observé la veille. Ils avaient sanglé la litière sans hésiter.
Qu’importait, maintenant ! À la prochaine étape, on s’apercevrait de mon absence. L’Envoyé enverrait quelqu’un me chercher… Je devais prendre patience.
Toi qui lis, pour que tu me comprennes bien et que tu juges ce qu’il en était comme Dieu lui-même put le juger, je dois parler de l’apparence dans laquelle je me trouvais alors.
J’avais quitté ma litière en simple tunique. Mes cheveux roux étaient, comme toujours, noués par des tresses que seul mon époux dénouait. Il ne l’avait fait ni la veille ni l’avant-veille.
En ce temps-là, l’usage voulait que les femmes ne craignent pas de montrer la naissance de leurs seins quand elles étaient certaines de leur beauté. Cette Djouwaïrya, par exemple, s’était présentée devant l’Envoyé avec une robe si échancrée que j’en avais été outrée. Pour dire mon opinion à mon époux sans avoir à prononcer des paroles regrettables, j’avais enfilé la plus sévère de mes tuniques. Elle bordait si étroitement mon cou que je ne m’étais pas aperçue que mon collier se détachait.
Ainsi décemment vêtue, je m’installai à l’abri d’une ombre épaisse et attendis.
Allah, ô le Clément et Miséricordieux, veilla à mon sort avant son nâbi !
Les ombres raccourcissaient quand un méhari s’approcha de moi. Une voix s’écria :
— Par Allah ! Tu es Aïcha, Mère des Croyants ! Que fais-tu ici ?
Celui qui parlait se nommait Safwan ibn Mo’attal. Il avait mon âge et était l’un des compagnons préférés de Talha ibn Ubayd Allah. Que Safwan fut l’un des plus gracieux garçons de Madina, aucune femme ne l’aurait nié.
Safwan fit agenouiller son chameau et sauta de sa selle. Prenant soin de se tenir de profil, afin de montrer tout le respect dû à une épouse, il écouta mon explication.
Quand je me tus, il éclata de rire :
— L’Envoyé m’a demandé de rester derrière pour vérifier que la caravane avait levé le campement sans rien abandonner de précieux derrière elle ! Sans doute savait-il déjà que tu n’étais pas dans ta litière, comme il sait toute chose qu’Allah lui confie à lui seul. Allah est grand de m’avoir désigné par la main de Son nâbi pour te raccompagner en toute sûreté jusqu’à la caravane.
Safwan disposa une couverture sur sa monture et me tendit un chèche pour que je protège mon visage du soleil. Il m’installa du mieux qu’il put à l’arrière de sa selle. Je m’accrochai à l’arçon afin de ne pas tomber.
— En menant bon train, nous rejoindrons l’Envoyé avant la prochaine étape de la caravane, lança Safwan en talonnant l’encolure de sa bête.
3.
Ce qui advint. Les serviteurs avaient à peine démonté près d’un puits quand nous les rejoignîmes.
Mon époux ne s’était pas aperçu ni soucié de mon absence, alors que je n’étais plus dans ma litière depuis l’aube. S’il s’étonna des conditions de mon retour, il ne vint pas me visiter pour me demander ce qu’il m’était arrivé.
Pourtant, personne ne put ignorer que je rejoignais la caravane sur la monture de Safwan. Avant que je ne regagne ma litière, deux cents regards s’étaient posés sur ma nuque. Le sourire malsain qui pointait en eux n’atteignait pas encore les lèvres. Je décidai de le mépriser.
Je n’aurais pas dû. Toi qui me lis, apprends une chose : ne laisse jamais la morgue des malfaisants devenir insolence.
De toute la route jusqu’à Madina, mon époux ne souleva pas les voiles de ma litière.
J’aurais dû lui demander la cause de sa froideur.
Il détournait le visage en voyant le mien.
J’aurais dû l’interroger.
J’aurais dû lui confier le bonheur que j’avais
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