Alias Caracalla
brusquement au-dessus du genou et s’arrête net. Est-ce
un trou, un fossé, un cours d’eau ? Avec nos couteaux,
nous taillons quelques joncs et, chacun de notre côté,
sondons les alentours.
Il semble que nous pataugions dans une sorte de
cours d’eau. Que faire ? Je suis partisan de continuer
tout droit. Malheureusement, nous ne connaissons
ni la profondeur, ni la largeur, ni la longueur de ce
ruisseau, imprécis sur la carte. En tant que chef
d’équipe, je me dois d’affronter la difficulté. Je remplace donc Griès en tête. Nous avançons pendant
longtemps sans que le niveau baisse.
Il est 2 heures du matin : il ne nous reste qu’une
heure pour atteindre l’objectif, soit approximativement quatre kilomètres. C’est jouable, à condition
de couper droit devant et de marcher d’un bon pas.
Gonflés à bloc, nous sommes déterminés à surmonter tous les obstacles et à terminer à la nage au
besoin. Rapidement, j’ai de l’eau jusqu’à la taille.
Malgré tout, j’avance résolument, environné d’un
parfum de menthe sauvage que dégagent les plantes
froissées sur notre passage. Cela me semble de
mauvais augure. Je me trompe : j’ai soudain le bonheur de sentir l’eau redescendre le long de mon
corps. J’accélère la cadence.
Progressivement, le sol durcit sous nos pas. Il est
2 heures et demie passées quand nous atteignons la
bordure d’une prairie. Il reste deux kilomètres à
parcourir. Au pas de chasseur, ce n’est pas impossible. En un tournemain, nous sommes nus, essorons
chaussettes, caleçons, chemises et pantalons et
vidons l’eau boueuse de nos chaussures.
Heureusement, nous touchons au but dans lestemps : le moral est au zénith. Briant, excellent marcheur, prend la tête du groupe et nous entraîne à
vive allure. Au bout d’un champ, la voix ferrée
apparaît devant nous. Sans un mot, nous nous mettons à courir et, après quelques instants, trouvons
la marque tracée par Vignes sur le ballast pour
l’emplacement du pain de plastic.
L’endroit est désert. Nos montres indiquent 3 heures un quart. Hélas ! la camionnette, symbole du
train, est déjà passée, ramassant nos camarades
arrivés dans les temps. Nous plaçons cependant le
plastic afin de signer notre passage.
En étudiant la carte pour rentrer, nous réalisons
qu’Inchmery se trouve à douze kilomètres par la
route, soit trois heures de marche sans faire de pause.
Nous devrions y arriver au lever du jour.
Avant de repartir, humiliés, las et glacés, nous
dévorons en silence nos sandwichs. Vers 4 heures,
nous repartons d’un pas alerte afin de nous réchauffer. Il est 7 heures passées lorsque nous entrons à
Inchmery.
Nos camarades, en short, commencent leur gymnastique devant la maison. Nous nous présentons
au lieutenant, qui s’exclame en nous apercevant :
« Vous avez deux minutes pour vous changer et
nous rejoindre ici. »
Vendredi 23 janvier 1942
Adieu Inchmery
En fin de matinée, les mêmes camionnettes qui
nous ont conduits à Inchmery il y a cinq mois viennent nous chercher pour nous déposer à la gare de
Lymington. Une nouvelle page de notre exil se tourne.
Nous ignorons notre destination, mais personne n’en
souffle mot.
Tandis que la camionnette quitte lentement le
domaine, je le regarde s’éloigner avec mélancolie ;
j’y ai été heureux. Je noterai dans mon cahier :
J’abandonne ici le seul bonheur de ma vie.
Jamais je ne retrouverai une telle existence.
Ce cadre a été propice à l’oubli de l’exil. Notre nouveau grade l’a transformé en un havre de paix, isolé
du bruit, des bombardements, de la guerre même.
Le silence n’y était troublé que par le ressac de la
mer et, parfois, le vent du large.
J’y ai apprécié la petite bibliothèque, constituée
par les dons d’amis anglais, mais aussi d’ouvrages
abandonnés par les stagiaires avant leur départ. Ils
ont alimenté mes interrogations et mes conversations
avec Briant, jusqu’à ce matin de la fin de décembre
où il a brusquement disparu. Tous, nous avons
observé la consigne du secret : il est parti en mission,
sans mot dire. À mon désarroi, j’ai mesuré la place
qu’il occupait.
Après son départ, je me suis rapproché de Xavier
Rouxin, un camarade de juin 1940, qui a appartenu
à la compagnie du lieutenant Dupont. Je ne puis imaginer plus grand contraste. Patriote exalté, il rêve
d’une France au-dessus de tout que nous construirons
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