Alias Caracalla
à l’hôpital
de Lymington.
L’atmosphère est pesante au mess des officiers.
Nous avons tous effectué à plusieurs reprises cette
opération délicate. L’instructeur nous a avertis des
caprices du crayon-minute. Nous sommes consternés
pour notre camarade, mais également inquiets parce
que personne ne connaît la cause de l’accident : défectuosité du matériel ou fausse manœuvre ?
Mardi 9 décembre 1941
Accident stupide
Vers 11 heures ce matin, alors que nous suivons,
dans la salle d’étude, un cours théorique sur les
explosifs, nous entendons soudain une explosion
dans le parc. Les dix élèves d’Inchmery sont pourtant
présents dans la pièce.
L’instructeur regarde à l’extérieur et pousse un
cri horrifié. Nous nous précipitons et voyons Seedsarriver à grands pas du fond du parc, brandissant
son bras gauche, au bout duquel apparaît un moignon sanguinolent.
Après un garrot à l’infirmerie, il est conduit
d’urgence à l’hôpital. C’est peu dire que nous partageons ce chagrin en famille.
En quelques semaines, je me suis attaché à ce
personnage « exotique ». Nous avons parfois des
empoignades d’autant plus passionnées que, cherchant à masquer mes lacunes, je m’accroche à quelques certitudes de bric et de broc dont il se moque.
Je suis à ses yeux l’exemple même de l’arrogance et
de l’étroitesse de l’esprit français.
Notre complicité affective me permet d’accepter
ses critiques sans ciller. Je vérifie d’ailleurs leur justesse en maintes occasions. En partie grâce à lui, je
mesure mon inculture et le désordre de mon esprit.
Pour formuler ses critiques, Seeds attend toujours
que nous soyons seuls, après dîner en général. En
présence de mes camarades, il vante au contraire
les qualités de mon travail.
Chaque jour, je vais voir Seeds à l’hôpital de
Lymington. Souvent, il est entouré de jeunes filles
élégantes et rêveuses. Toutes parlent un français
subtil. Leur beauté, le raffinement de leur conversation me font découvrir l’aristocratie à laquelle Seeds
appartient, sans y faire jamais allusion.
Un jour, il me confie les conditions de son accident. Pour rédiger son rapport sur les causes de la
catastrophe dont Pichard a été victime, il a voulu
les reproduire telles qu’il les avait décrites : « J’ai
écrasé l’ampoule et attendu la minute réglementaire
en tenant le crayon en l’air. Il a explosé après quelques secondes seulement. J’ai ainsi eu la preuved’une malfaçon. » Il ajoute : « Je l’ai tenu de la main
gauche en prévision d’un accident possible. »
Comment un garçon aussi intelligent a-t-il pu
accomplir un acte aussi stupide ? Peut-être est-ce la
forme suicidaire de l’héroïsme britannique.
À l’occasion de mes visites à l’hôpital, je rencontre aussi Pichard dans la chambre voisine.
Son moral est intact. Il attend impatiemment sa
sortie de l’hôpital pour achever son entraînement et
partir en mission. Passionné de littérature, il vit au
milieu des livres.
Un jour, il tient à la main La Nausée , d’un certain
Jean-Paul Sartre. Depuis peu, son nom ne m’est pas
inconnu. Parmi les livres du mess, j’ai remarqué Le
Mur , que je n’ai pas lu. Je l’interroge : « Comment
est-ce ?
— Passionnant. Figure-toi que je l’ai eu comme
professeur de philosophie au Havre. La classe était
suspendue à ses lèvres. Pourtant, à quelques exceptions près, personne ne s’intéressait à la philosophie.
Il est très laid, mais les filles sont folles de lui. »
Ces mots enflamment ma curiosité. À mon retour
à Inchmery, j’ouvre Le Mur . Est-ce la mise en condition de Pichard ? Je suis ébloui par ces nouvelles
au ton surprenant (« Érostrate », « L’enfance d’un
chef ») . J’achève le livre en un jour.
Lundi 15 décembre 1941
« À mon commandement »
Nous avons parcouru toutes les étapes de notre
programme. Vignes, pour l’ultime vérification de
nos compétences, multiplie les exercices « grandeur
nature ». Il s’efforce de nous plonger dans les conditions de notre mission en France.
Ces exercices concernent principalement l’utilisation des explosifs au cours de l’attaque d’objectifs
ennemis. Vignes nous fixe, la nuit de préférence,
des missions précises plus ou moins éloignées
d’Inchmery. Par exemple, faire sauter tel pylône à
haute tension, telle station émettrice, etc.
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