Alias Caracalla
correspondant
à notre degré de connaissance du morse. Certains
d’entre nous, peu nombreux, étaient des spécialistes
des transmissions avant la guerre. Ils sont d’autant
plus rares que chaque arme en a un besoin urgent
et s’oppose à leur débauchage par les services secrets.
Ceux qui ont été recrutés par le BCRA, en généraldès leur arrivée en Angleterre, n’apprennent que les
procédures britanniques. De Cheveigné est dans ce
cas. Houbigant, Denviollet, Kerjean, Loncle, Montaut
et Piet ont reçu à Old Dean un début d’instruction
dans les transmissions. D’autres, comme Rouxin et
moi, commençons de zéro. Pour nous encourager,
le directeur nous assure que c’est la dernière étape
de notre parcours et que, dès que nous serons opérationnels, nous partirons en mission.
Ce n’est pas pour demain. Cette technique exige
du temps et de la patience.
Nous vivons à Thame Park dans un confort cinq
étoiles. Le mess des officiers du château est un
immense salon ouvrant sur une vaste terrasse et le
parc de mille cinq cents hectares.
Au premier plan, un bassin versaillais fait miroiter les ciels changeants du printemps. Les jours de
grand bleu, un système de jets d’eau perfore la surface pour retomber en pluie scintillante. Les canards
et les cygnes jouent en permanence un ballet dont
nous cherchons à déchiffrer les figures. Pour nous
dégourdir les jambes durant les pauses, nous déambulons inlassablement au milieu des arabesques de
verdure.
Dans le vaste sous-sol, les Anglais ont aménagé
une confortable salle de cinéma où, chaque soir,
plusieurs films nouveaux sont projetés jusque tard
dans la nuit. Mais la vraie détente est fournie par
nos sorties à Oxford, où nous allons parfois dîner en
bande. Les camionnettes anglaises y font une navette
quotidienne de 5 heures à minuit.
À cette vie, où des plaisirs variés couronnent desjournées studieuses, s’ajoute une immense consolation : je retrouve Briant, qui y achève un stage commencé dès son départ d’Inchmery. Cela m’indique
le temps de formation d’un radio expérimenté : deux
ou trois mois.
Deux de mes nouveaux camarades deviennent
vite des amis : Maurice de Cheveigné et Denis Rake.
Cheveigné est un Parisien de mon âge, né au mois
d’août comme moi. Après avoir interrompu ses études, il a été obligé de gagner sa vie comme apprenti
à l’usine Breguet, en région parisienne. À l’approche des Allemands, il a été évacué à Toulouse avec
le personnel.
Refusant l’armistice, il a décidé, avec des camarades, de rejoindre l’Angleterre en passant par
l’Espagne. Interné au camp de Miranda, il a rejoint
Londres dès sa libération. Après avoir végété à Old
Dean, il a été recruté par le BCRA grâce à sa qualité
de radioamateur. C’est un virtuose du « tititi-tatata ».
Nous ne sommes pas dans la même classe, mais
la dizaine de Français égarés au milieu d’une centaine
d’étrangers est naturellement solidaire. Son humour,
sa gentillesse, son charme en font un compagnon
idéal, toujours prêt pour l’aventure. Joli garçon, il
sait en outre jouer de ses avantages auprès des petites Anglaises, qui en raffolent.
Avec Denis Rake, mes relations sont d’une autre
nature. Seul de tous les élèves, c’est un « vieillard »
d’une quarantaine d’années. De plus, il appartient
au SOE, dont nous sommes les invités dans ses
écoles. Britannique né d’une mère française, il
s’exprime dans un français plus châtié que le nôtre.Sa gaieté effervescente, son regard provocant, sa
séduction d’une autre époque effacent son âge. C’est
toutefois pour d’autres raisons qu’il me captive : il a
été danseur dans les ballets de Covent Garden et a
parcouru le monde.
Seul parmi nous, il a un passé, qu’il raconte avec
détachement et cocasserie. La mission périlleuse
qu’il a choisie révèle la complexité qui l’habite. Nous
sortons souvent ensemble. Un soir d’épanchement,
il me confesse le drame de sa vie : il a été marié, a
eu un fils ; sa femme est morte dans un accident
d’automobile. Comme c’est lui qui conduisait, il a été
accusé d’homicide. Pour surmonter cette épreuve
infamante, il a choisi de s’enraciner dans une inaltérable joie de vivre.
Au fil des « permissions », il se confie. Avec le
temps, la sympathie se transforme en amitié. Sa
bohème, d’apparence heureuse, masque une existence compliquée,
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