Alias Caracalla
passe
Et que notre blessure effrayante s’efface.
Si quelques égarés ont des mots malheureux,
C’est qu’ils ne le voient pas : il est trop grand
pour eux.
L’emphase avec laquelle Briant déclame ces vers
à voix haute en accentue le ridicule. J’éprouve une
rage identique à celle du 17 juin 1940, renforcée
aujourd’hui par cette déclaration de l’amiral Abrial,
« héros de Dunkerque », proclamant à Lyon :
« L’Angleterre s’efforce de créer la division entre les
Français et a cherché à détruire notre flotte avec l’aide
des traîtres. »
Des traîtres, nous, les Français libres ?
À déjeuner et à dîner, nous avons partagé le repas
de nos hôtes : poulet grillé, pommes sautées, saladeet fruits. Nous étions étonnés de la qualité et de
l’abondance des plats, contrastant avec la médiocrité du petit déjeuner. Comme nous félicitions notre
hôtesse, elle répondit : « Malheureusement, ce n’est
pas tous les jours comme ça. Aujourd’hui, c’est
dimanche. Et c’est aussi une fête puisque vous
êtes là. »
Ce soir, ma timidité a disparu. Pour ce qui est de
nos hôtes, le succès de la manifestation en faveur
de Dormoy les rend loquaces et les incite à nous
raconter cette journée mémorable.
La tombe du maire assassiné a été couverte de
fleurs, au milieu desquelles trônait une couronne du
parti socialiste clandestin. Nos hôtes regrettent de
n’avoir pu assister à cette cérémonie, interdite par
Schmidt pour les besoins de notre sécurité, mais
des amis la leur ont racontée.
Mis en verve, le mari nous apprend le succès
des fêtes du 14 Juillet en zone libre. Les manifestations, organisées par les mouvements de résistance, ont rassemblé des foules énormes : cent
mille personnes à Lyon et à Marseille ; quarante
mille à Toulouse ; vingt mille à Saint-Étienne. Est-ce
vrai ?
J’ai entendu, à Londres, Maurice Schumann décrire
celle de Toulouse, qui, transfigurée par son verbe,
avait des allures d’épopée. Le récit sans apprêt de
notre hôte, ici, dans la clandestinité, est plus émouvant encore. Il évoque en termes simples et forts la
fierté qu’il tire de ce sursaut, qui, à Marseille, a provoqué des bagarres, fait des blessés et, murmure-t-on,
des morts.
Dans cette petite salle à manger, où nous parlons
à voix basse, j’éprouve la certitude de la victoire.
À la fin du dîner, nos hôtes nous annoncent qu’uncourrier 2 viendra nous chercher à 7 heures demain
matin afin de nous conduire à Lyon par le train.
Ils ne nous posent aucune question sur notre vie en
Angleterre ou notre mission en France. De notre
côté, nous ne leur demandons pas non plus de nouvelles de notre camarade parachuté, Jean Ayral, dont
nous avons été séparés hier.
Il fait encore jour lorsque nous remontons dans
notre chambre. Nous apercevons, sous notre fenêtre,
les derniers manifestants revenant du cimetière.
Lundi 27 juillet 1942
Dans le train pour Lyon
L’impatience de partir et le désir de marcher dans
une ville française nous réveillent dès l’aube.
De la France, nous n’avons encore vu que deux
images : quelques arbres dans la nuit campagnarde
et un segment d’avenue enjambé par un pont. Nous
brûlons d’arpenter les rues, de regarder les magasins,
d’observer les gens, en un mot de revoir notre pays,
non comme des émigrés honteux, mais comme
l’avant-garde de l’armée de la Libération.
À l’heure dite, * Claudine vient nous chercher. Elle
a un visage rieur taché de son. Nous la suivons à
pied vers la gare, nos valises à la main. Elle nous a
recommandé de ne rien garder de compromettant
sur nous, et nous nous sommes séparés à regret de
nos armes, cachées au fond des valises.
Le train de Lyon part à 8 heures. Nous avons uneheure pour prendre le petit déjeuner. * Claudine nous
fait asseoir à la terrasse d’un café, face à la gare.
Nous sommes les premiers clients.
Le garçon, après nous avoir servis, se met à bavarder avec la caissière derrière nous. Tandis que nous
mangeons, il lui explique avec force détails qu’un
fermier des environs a été réveillé dans la nuit de
samedi par le bruit terrifiant d’un avion qui rasait
le toit de sa maison. Croyant qu’il allait s’écraser, il est
sorti dans la cour et a vu trois parachutistes descendre les
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