Alias Caracalla
Sinon, ce sera une catastrophe
pour la France. »
Quoique consterné par ce que j’entends, je me
garde de rien laisser paraître. Je ne comprends pas
ce déchaînement passionnel de la part d’un homme
aussi raisonnable.
Après cette nouvelle conversation déroutante, j’ai
besoin de revoir Briant. Comme il est trop tôt pour
qu’il soit à l’hôtel, je me promène dans les rues de
Londres, ainsi que je le fais depuis des semaines.
Sur la Tamise, des petits bateaux virevoltent au
milieu de gros navires. Sur la rive opposée, l’immense
usine en brique, dont les colossales cheminées
figurent un temple renversé, composent un paysage
étrange, dont la contemplation m’apaise.
Lorsque je retrouve Briant pour le dîner, il n’est
pas étonné par les propos que je lui rapporte. Ses
opinions politiques, si elles ne sont pas étrangères
aux miennes sur certains points, n’ont jamais leur
caractère extrême. Elles sont fondées sur d’autres
principes, relèvent d’une autre culture.
Grâce à ses activités au sein des scouts de
Londres, il rencontre des camarades de toutes les
armes, même ceux qui travaillent dans les bureaux
londoniens.
« Les marins sont des gens à part, me dit-il posément. Ils s’imaginent qu’il n’y a qu’eux. Ils se trompent. L’armée de De Gaulle c’est nous, pas eux ! Je
ne suis pas inquiet. Après ce qu’il a fait en 1940, il ne
se laissera pas manœuvrer. C’est un dur. Je ne vois
pas les anciens politiciens prendre sa place à la
Libération. Tout le monde les condamne. Il l’a répété,
il y a quelques jours à la BBC. »
Trop atteint moralement pour argumenter, j’en
accepte l’augure.
Vendredi 24 juillet 1942
Dernière journée de liberté
Au cours d’une visite de routine au BCRA, le capitaine * Bienvenue m’annonce : « C’est pour demain. »
Depuis mon retour, je vis avec pour tout bagage
la valise que j’emporterai en mission. Le rituel du
départ est en tout point identique au précédent : briefing au BCRA, voyage en automobile, journée de punt à Cambridge, dîner avec Piquet-Wicks, homard,
consignes, pilule : la routine.
Comme la première fois, nous décollons vers
11 heures. Dans l’avion, nous nous lançons à nouveau avec Ayral et Briant dans une partie de cartes.
Seule différence, nous jouons avec le détachement
de vieux parachutistes effectuant une mission sans
surprise. Même lorsque la Flak nous tire dessus, ma
peur est différente : une péripétie certes inconfortable, mais sans plus. Le mois dernier, le détonateur
de ma panique a été l’imprévu.
Vers 2 heures du matin, la trappe s’ouvre. Le dispatcher nous fait asseoir au bord du trou, tandis que
le signal rouge s’allume. Je suis impatient de sauter,
et toute peur a disparu.
Ayral puis Briant ont disparu dans la trappe. Brusquement, le rouge passe au vert : le bras du dispatcher s’abaisse. Comme un somnambule, j’accomplis
les gestes tant de fois répétés : les mains posées sur
le bord du trou, je pousse vers l’arrière et tombe mollement dans le vide.
Happé par un tourbillon d’air chaud, je plonge dans
le silence étoilé de la nuit. Mon parachute s’ouvre
pendant que l’avion s’éloigne. Soudain, je suis plaqué
au sol. Heureusement, j’ai atterri sur une touffe
d’ajoncs.
J’en suis encore à me relever, protégé des épines
par ma combinaison, lorsque je suis rejoint par deux
garçons rieurs : « Rien de cassé ? » Ils m’aident à
m’extraire des touffes épineuses puis à me débarrasser de mon parachute. Après avoir placé mon revolver
et mon couteau dans les poches de ma veste, j’enlève
ma combinaison et récupère ma valise tombée à
mes pieds.
Je me débarrasse de mon imperméable et ôte mon
pull-over, surpris par la chaleur de la nuit, plus
intense que celle de l’été britannique ; j’étouffe. En
deux ans, j’ai déjà oublié la douceur des nuits d’été
en France. Autour de nous, des ombres courent en
tous sens pour ramasser les conteneurs dispersés.
Est-ce le bruissement des insectes, la douceur de
cette nuit désaccordée à la scène qui s’y déroule ?
J’ai le sentiment d’être l’acteur d’un rêve.
Soudain, j’aperçois Paul Schmidt qui vient à marencontre 6 . Il me pousse en compagnie de Briantdans une auto stationnée dans un chemin en contrebas. Elle démarre lentement, tous feux éteints. Nous
avançons au milieu d’un paysage éclairé par
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